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Arrêt De La Cour Constitutionelle
publié le 27 août 1998

Arrêt n° 77/98 du 24 juin 1998 Numéro du rôle : 1201 En cause : la question préjudicielle concernant l'article 56bis, § 2, alinéa 1 er , des lois coordonnées relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés La Cour d'arbitrage, composée des présidents L. De Grève et M. Melchior, et des juges H. Boel, L(...)

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COUR D'ARBITRAGE


Arrêt n° 77/98 du 24 juin 1998 Numéro du rôle : 1201 En cause : la question préjudicielle concernant l'article 56bis, § 2, alinéa 1er, des lois coordonnées relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés (arrêté royal du 19 décembre 1939), posée par le Tribunal du travail de Gand.

La Cour d'arbitrage, composée des présidents L. De Grève et M. Melchior, et des juges H. Boel, L. François, J. Delruelle, R. Henneuse et M. Bossuyt, assistée du greffier L. Potoms, présidée par le président L. De Grève, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle Par jugement du 18 novembre 1997 en cause de M. Pataer contre l'Office national d'allocations familiales pour travailleurs salariés, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 26 novembre 1997, le Tribunal du travail de Gand a posé la question préjudicielle suivante : « Dans quelle mesure les dispositions de l'article 56bis, § 2, alinéa 1er, des lois relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés, coordonnées par arrêté royal du 19 décembre 1939, violent-elles les articles 10 et 11 de la Constitution coordonnée en tant qu'il est uniquement établi une présomption légale de ménage en cas de cohabitation de deux personnes de sexe différent (sauf s'il s'agit de parents ou d'alliés jusqu'au troisième degré inclusivement), alors que cette présomption n'existe pas en cas de cohabitation de personnes du même sexe ? » II. Les faits et la procédure antérieure La requérante devant le Tribunal du travail a perçu pour sa fille, après le décès de son conjoint en 1986, des allocations familiales spéciales d'orphelin.

En 1995, l'Office national d'allocations familiales pour travailleurs salariés réclame le remboursement de la majoration pour orphelin relative à la période comprise entre le 1er juillet 1988 et le 10 janvier 1994, d'un montant de 482.374 francs, au motif que la requérante aurait cohabité avec un homme au cours de cette période.

En vertu de l'article 56bis des lois coordonnées relatives aux allocations familiales, on perd l'avantage des allocations familiales d'orphelin spéciales si le père survivant ou la mère survivante est à nouveau engagé dans les liens d'un mariage ou est établi en ménage.

Pour l'application de cet article, il y a présomption d'établissement en ménage lorsqu'il y a cohabitation entre personnes de sexe différent, sauf lorsque ces personnes sont parentes ou alliées jusqu'au troisième degré inclusivement.

La requérante attaque la décision de l'Office susdit auprès du Tribunal du travail. Elle conteste avoir cohabité effectivement de façon permanente avec l'homme en question. Elle demande également au Tribunal du travail de poser une question préjudicielle à la Cour, car elle estime que la disposition susvisée de la réglementation relative aux allocations familiales viole les articles 10 et 11 de la Constitution. La présomption de cohabitation retenue par le législateur ne vaut en effet que pour des personnes de sexe différent et non en cas de cohabitation de personnes du même sexe, par exemple des homosexuels ou des lesbiennes, qui sont tout autant susceptibles de former un ménage.

III. La procédure devant la Cour Par ordonnance du 26 novembre 1997, le président en exercice a désigné les juges du siège conformément aux articles 58 et 59 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage.

Les juges-rapporteurs ont estimé n'y avoir lieu de faire application des articles 71 ou 72 de la loi organique.

La décision de renvoi a été notifiée conformément à l'article 77 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 6 janvier 1998.

L'avis prescrit par l'article 74 de la loi organique a été publié au Moniteur belge du 14 janvier 1998.

Des mémoires ont été introduits par : - le Conseil des ministres, rue de la Loi 16, 1000 Bruxelles, par lettre recommandée à la poste le 18 février 1998; - M. Pataer, Beukenstraat 4, 9820 Merelbeke, par lettre recommandée à la poste le 19 février 1998.

Ces mémoires ont été notifiés conformément à l'article 89 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 4 mars 1998.

M. Pataer a introduit un mémoire en réponse par lettre recommandée à la poste le 2 avril 1998.

Par ordonnance du 29 avril 1998, la Cour a prorogé jusqu'au 26 novembre 1998 le délai dans lequel l'arrêt doit être rendu.

Par ordonnance du 29 avril 1998, la Cour a déclaré l'affaire en état et fixé l'audience au 27 mai 1998.

Cette ordonnance a été notifiée aux parties ainsi qu'à leurs avocats, par lettres recommandées à la poste le 30 avril 1998.

A l'audience publique du 27 mai 1998 : - ont comparu : - Me L. Mortier loco Me G. Mortier, avocats au barreau de Gand, pour M. Pataer; - Me J. Vanden Eynde, avocat au barreau de Bruxelles, pour le Conseil des ministres; - les juges-rapporteurs M. Bossuyt et R. Henneuse ont fait rapport; - les avocats précités ont été entendus; - l'affaire a été mise en délibéré.

La procédure s'est déroulée conformément aux articles 62 et suivants de la loi organique, relatifs à l'emploi des langues devant la Cour.

IV. La disposition en cause La question préjudicielle porte sur l'article 56bis, § 2, alinéa 1er, des lois coordonnées relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés. Cette disposition énonce : « Les allocations familiales prévues au § 1er sont toutefois accordées aux taux prévus à l'article 40, lorsque le père survivant ou la mère survivante est engagé dans les liens d'un mariage ou est établi en ménage. Pour l'application du présent paragraphe, il y a présomption d'établissement en ménage, lorsqu'il y a cohabitation entre personnes de sexe différent, sauf lorsque ces personnes sont parentes ou alliées jusqu'au troisième degré inclusivement. Cette présomption peut être renversée par la preuve contraire. » V. En droit - A - Mémoire de M. Pataer A.1. M. Pataer réitère dans son mémoire les arguments qu'elle invoque devant le Tribunal du travail. Elle estime que l'article 56bis, § 2, des lois coordonnées relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce que, pour l'application de cet article, est considérée comme ménage toute cohabitation de personnes de sexe différent et non pas la cohabitation de personnes du même sexe. Cette distinction ne repose pas, à son estime, sur un critère objectif et il n'existe aucune justification raisonnable pour l'établir.

Mémoire du Conseil des ministres A.2.1. Préalablement à l'examen du fond de l'affaire, le Conseil des ministres évoque dans le détail la genèse du cadre légal sur lequel porte la question préjudicielle.

A.2.2. En ce qui concerne l'objectif des dispositions soumises à la Cour, le Conseil des ministres attire l'attention sur le fait que le système des allocations familiales est considéré comme un régime d'assurances qui ne tient pas compte des ressources réelles des ménages.

Le but de l'allocation spéciale d'orphelin vise à couvrir le risque supplémentaire de décès de l'un des parents, qui aurait pour effet de ramener la cellule familiale à une seule personne. La reconstitution du ménage par un nouveau mariage ou par la cohabitation avec une personne de sexe différent met l'enfant dans une situation quasiment identique à celle qui existait précédemment et supprime la cause de l'allocation spéciale.

A.2.3. Le Conseil des ministres estime par ailleurs que le critère de distinction, à savoir le sexe de la personne avec laquelle le parent survivant va cohabiter, est objectif. L'instauration de la présomption selon laquelle seul le parent survivant qui cohabite avec une personne de sexe différent constitue un nouveau ménage est également une distinction adéquate et non disproportionnée au but que le législateur se fixait puisque cela rétablit la situation familiale originaire et évite une discrimination à l'égard des personnes qui contractent un nouveau mariage.

L'instauration d'une présomption vise, à partir d'une situation de fait couvrant l'immense majorité des situations, à tirer des conséquences juridiques et à éviter des problèmes de preuve, de façon à ne pas devoir porter atteinte de manière inadmissible à la vie privée pour vérifier si, en cas de cohabitation, un ménage est effectivement formé.

A.2.4. Le Conseil des ministres souligne également que le mariage n'est autorisé qu'entre des personnes de sexe différent, en sorte qu'il n'est pas disproportionné d'y assimiler exclusivement la situation de la cohabitation de personnes de sexe différent.

Il est également souligné qu'il n'est tenu compte, ni lors de la naissance ni lors de la suppression de l'allocation d'orphelin, de l'impact économique provoqué par la modification apportée à la situation familiale.

A.2.5. Compte tenu du principe de l'assurance sur lequel se fonde le régime des allocations familiales, il n'est pas déraisonnable d'affirmer que de même que le fait objectif du décès d'un parent donne lieu à la naissance du droit à une allocation d'orphelin, seul le fait objectif de contracter un nouveau mariage ou de former un nouveau ménage avec une personne de sexe différent restaure le risque de la perte de la figure d'un père ou d'une mère et élimine la perte qui a donné lieu à l'octroi de l'allocation d'orphelin.

Mémoire en réponse de M. Pataer A.3.1. Selon M. Pataer, aucun enseignement ne peut être tiré pour la présente affaire, de l'arrêt n° 56/97 du 10 octobre 1997, qui porte sur la même disposition de la loi relative aux allocations familiales mais concerne un autre problème.

A.3.2. Il est répété que la disposition soumise au contrôle de la Cour viole les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que la catégorie des orphelins dont le parent survivant est établi en ménage avec une personne de sexe différent perd le bénéfice des allocations spéciales de la même manière que lorsque le parent survivant contracte un nouveau mariage, alors que la catégorie des orphelins dont le parent survivant est établi en ménage avec une personne de même sexe conserve cet avantage.

La partie requérante devant le Tribunal du travail affirme notamment à cet égard qu'une distinction opérée sur la base du sexe ne se justifie pas en l'espèce par l'ordre public, qu'une communauté durable entre deux personnes de même sexe doit être considérée comme une famille de fait, tout comme une cellule familiale hétérosexuelle, de sorte que les deux situations sont comparables en ce qui concerne la situation de l'enfant et qu'elles doivent par conséquent être traitées de la même manière dans le cadre du régime des allocations familiales. Le fait qu'un mariage ne peut jusqu'à présent être contracté qu'entre personnes de sexe différent n'y change rien.

Il est également souligné que depuis l'adoption du régime des allocations familiales, les conceptions de la société sur le point de savoir qui forme un ménage ont fondamentalement changé.

A.3.3. Il est enfin affirmé également que la disposition litigieuse viole le droit du parent survivant à la vie privée et au libre choix d'un partenaire. La mesure litigieuse n'est pas non plus adéquate par rapport à l'objectif poursuivi par le législateur, puisque seules sont défavorisées les familles dont les partenaires sont de sexe différent et non les nouvelles familles formées par des personnes de même sexe, alors que l'orphelin est dans les deux cas replacé dans sa situation familiale initiale. - B - B.1.1. En vertu de l'article 56bis, § 1er, des lois coordonnées relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés, l'orphelin est attributaire des allocations familiales spéciales si le père ou la mère a satisfait aux conditions pour prétendre à au moins six allocations forfaitaires mensuelles dans le régime des travailleurs salariés au cours des douze mois précédant immédiatement le décès d'un des parents.

B.1.2. Lorsque le père survivant ou la mère survivante est engagé dans les liens d'un mariage ou est établi en ménage, le droit aux allocations spéciales d'orphelin disparaît et seules les allocations familiales de base sont encore attribuées.

La loi présume l'établissement en ménage, lorsqu'il y a cohabitation entre personnes de sexe différent, sauf lorsque ces personnes sont parentes ou alliées jusqu'au troisième degré inclusivement. Cette présomption peut être renversée par la preuve contraire (article 56bis, § 2).

B.1.3. Le juge a quo demande à la Cour si l'article 56bis, § 2, alinéa 1er, des lois relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés viole les articles 10 et 11 de la Constitution en tant que cet article n'institue la présomption légale d'établissement en ménage qu'en cas de cohabitation de deux personnes de sexe différent, les parents ou alliés jusqu'au troisième degré inclusivement exceptés, alors que cette présomption n'existe pas en cas de cohabitation de personnes de même sexe.

B.2.1. L'article 56bis, § 1er, de la loi relative aux allocations familiales pour travailleurs salariés ouvre le droit à une allocation spéciale, quelle que soit la situation économique dans laquelle le décès place l'orphelin.

L'allocation spéciale disparaît lorsqu'il s'établit une situation familiale analogue à celle qui dans la plupart des cas précédait le décès.

C'est en premier lieu le cas lorsque le parent survivant est engagé dans les liens du mariage. En vue d'éviter que les personnes mariées soient discriminées et que des raisons financières détournent du mariage, le législateur a également décidé de supprimer l'allocation spéciale lorsque le parent survivant s'établit en ménage (Doc. parl., Chambre, 1949-1950, n° 152, p. 4; avis du Conseil d'Etat, Doc. parl., Chambre, 1949-1950, n° 121, p. 4).

B.2.2. Le législateur a raisonnablement pu présumer, à propos de la réglementation soumise à la Cour, que deux personnes de sexe différent qui cohabitent constituent un ménage et ne pas le présumer lorsque les cohabitants sont du même sexe. En effet, cela correspond à ce qui se produit dans la grande majorité des cas.

B.2.3. Par ailleurs, la réglementation soumise à la Cour n'a pas pour effet que l'allocation spéciale d'orphelin soit retirée ipso facto en cas de cohabitation du parent survivant avec une personne de sexe différent (les parents et alliés jusqu'au troisième degré exceptés).

La loi prévoit une présomption réfragable permettant aux intéressés de démontrer qu'il n'y a pas établissement en ménage et qu'il n'est donc pas question d'une restauration de la situation ancienne, ce qui a pour conséquence que le droit à l'allocation d'orphelin est conservé.

De cette manière, le juge peut, en cas de contestation, apprécier, cas par cas et en tenant compte des circonstances concrètes, s'il existe ou non un ménage au sens de la loi.

B.3.1. Il résulte de ce qui précède que la distinction opérée par le législateur est susceptible d'une justification objective et raisonnable.

B.3.2. La question préjudicielle appelle une réponse négative.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : Les dispositions de l'article 56bis, § 2, alinéa 1er, des lois relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés, coordonnées par arrêté royal du 19 décembre 1939, ne violent pas les articles 10 et 11 de la Constitution en tant qu'elles établissent une présomption de ménage en cas de cohabitation de deux personnes de sexe différent (sauf s'il s'agit de parents ou d'alliés jusqu'au troisième degré inclusivement), alors que cette présomption n'existe pas en cas de cohabitation de personnes du même sexe.

Ainsi prononcé en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 24 juin 1998.

Le greffier, L. Potoms.

Le président, L. De Grève.

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