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Arrêt De La Cour Constitutionelle
publié le 21 août 1998

Arrêt n° 87/98 du 15 juillet 1998 Numéro du rôle : 1267 En cause : la question préjudicielle relative à l'arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934 portant interdiction à certains condamnés et aux faillis d'exercer certaines fonctions, profession La Cour d'arbitrage, composée des présidents M. Melchior et L. De Grève, et des juges P. Martens(...)

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21/08/1998
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COUR D'ARBITRAGE


Arrêt n° 87/98 du 15 juillet 1998 Numéro du rôle : 1267 En cause : la question préjudicielle relative à l'arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934 portant interdiction à certains condamnés et aux faillis d'exercer certaines fonctions, professions ou activités et conférant aux tribunaux de commerce la faculté de prononcer de telles interdictions, posée par le Tribunal correctionnel de Charleroi.

La Cour d'arbitrage, composée des présidents M. Melchior et L. De Grève, et des juges P. Martens, G. De Baets, E. Cerexhe, A. Arts et R. Henneuse, assistée du greffier L. Potoms, présidée par le président M. Melchior, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle Par jugement du 22 octobre 1997 en cause du ministère public contre A.M., dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 30 décembre 1997, le Tribunal correctionnel de Charleroi a posé la question préjudicielle suivante : « Est-ce que les dispositions légales, contenues dans l'arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934, confirmées par la loi du 4 août 1978, article 83, prévoyant dès la condamnation d'un prévenu - du chef de banqueroute, escroquerie, émission de chèques sans provision - à une peine d'emprisonnement même conditionnelle d'au moins 3 mois, l'interdiction - automatique - existant ou survenant de plein droit, sans être expressément prononcée, d'exercer la fonction ou le mandat de gérant [d'une] s.p.r.l. et/ou administrateur [d'une] s.a. [...] n'entraînent pas violation aux [lire : des] articles 10 et 11 de la Constitution et [des articles] 61, 63 et 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (4 novembre 1950 - Moniteur belge du 29 juin 1961) étant la rupture du principe de l'égalité et [...] la méconnaissance du principe de proportionnalité, exigeant dans le cas de procédure [...] discriminatoire ou inégale entre les prévenus de même catégorie ou de même situation ' un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens et le but visé ' et ce 1) dès lors que le condamné n'a pas été expressément cité, ni invité à s'expliquer contre cette condamnation à une peine spécifique - contrairement à la situation de tous les autres prévenus, 2) dès lors que le condamné n'a pas pu s'expliquer contre cette charge spécifique et très grave non contenue dans la citation, contrairement à la situation de tous les justiciables, en violation des droits de la défense et du contradictoire, 3) dès lors que cette condamnation à une telle interdiction ne figure même pas dans le dispositif de l'arrêt de condamnation et n'est nullement la suite d'une procédure subséquente et contradictoire... contrairement à la situation et au sort réservé aux autres justiciables (en matière pénale, administrative, commerciale, sociale et fiscale) lorsqu'il s'agit de prononcer des interdictions, suspensions ou déchéances professionnelles, qui sont, au préalable, informés des poursuites relatives à leur condamnation et qui, en toute hypothèse, sont informés par la décision judiciaire de toutes condamnations mises à leur charge, 4) dès lors que contrairement aux mêmes situations visées, cette condamnation à une telle interdiction n'est assortie d'aucune limitation de durée, sans justification sérieuse, 5) dès lors qu'en outre cette condamnation porte atteinte gravement et sans justification raisonnable au principe d'individualisation des peines, dans la mesure où le juge correctionnel, saisi ultérieurement n'a qu'un pouvoir excessivement réduit et vraiment marginal d'appréciation - surtout - si comme dans le cas d'espèce, le concluant ne peut plus solliciter le sursis à l'exécution de la peine d'emprisonnement et que, par ailleurs, la peine (résultant de la condamnation implicite originaire) n'est nullement limitée dans le temps contrairement à tous les types de peines (interdiction professionnelle) de ce genre et à toutes les matières où elles sont actuellement prononcées, 6) dès lors qu'enfin ces dispositions, d'application automatique et aveugle, portent, contrairement à ce qui se passe et se produit pour les autres condamnés, gravement atteinte à la liberté d'association et à l'exercice durable d'activité professionnelle, lucrative ou patrimoniale du condamné - tellement préjudiciable qu'il se trouve déjà dans une situation matérielle et financière extrêmement difficile et qu'on lui refuse, in abstracto, sans raison suffisante, d'exercer sans limite de temps, une activité nécessaire pour sa subsistance, l'entretien de sa famille et la préservation du patrimoine familial dont il avait la charge ? » II.Les faits et la procédure antérieure Le 24 mai 1991, la Cour d'appel de Bruxelles a condamné le prévenu A.M. à trois ans d'emprisonnement avec sursis, notamment du chef de banqueroute frauduleuse, émission de chèques sans provision et escroquerie.

Le 4 décembre 1996, le prévenu est cité devant le Tribunal correctionnel de Charleroi pour avoir exercé les fonctions de gérant d'une société de personnes à responsabilité limitée et d'administrateur délégué d'une société anonyme, alors que, en vertu des dispositions de l'arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934, sa condamnation pénale entraînait automatiquement interdiction d'exercer ces fonctions.

Par jugement du 22 octobre 1997, le Tribunal correctionnel a posé à la Cour la question précitée.

III. La procédure devant la Cour Par ordonnance du 30 décembre 1997, le président en exercice a désigné les juges du siège conformément aux articles 58 et 59 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage.

Les juges-rapporteurs ont estimé n'y avoir lieu de faire application des articles 71 ou 72 de la loi organique.

La décision de renvoi a été notifiée conformément à l'article 77 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 29 janvier 1998.

L'avis prescrit par l'article 74 de la loi organique a été publié au Moniteur belge du 27 février 1998.

Des mémoires ont été introduits par : - A.M., demeurant à 7180 Seneffe, chemin de la Rocq 24, par lettre recommandée à la poste le 6 mars 1998; - le Conseil des ministres, rue de la Loi 16, 1000 Bruxelles, par lettre recommandée à la poste le 16 mars 1998.

Ces mémoires ont été notifiés conformément à l'article 89 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 25 mars 1998.

Des mémoires en réponse ont été introduits par : - A.M., par lettre recommandée à la poste le 22 avril 1998; - le Conseil des ministres, par lettre recommandée à la poste le 24 avril 1998.

Par ordonnance du 27 mai 1998, la Cour a prorogé jusqu'au 30 décembre 1998 le délai dans lequel l'arrêt doit être rendu.

Par ordonnance du même jour, la Cour a déclaré l'affaire en état et fixé l'audience au 24 juin 1998 après avoir reformulé la question préjudicielle.

Cette ordonnance a été notifiée aux parties ainsi qu'à leurs avocats par lettres recommandées à la poste le 28 mai 1998.

A l'audience publique du 24 juin 1998 : - ont comparu : . Me M. Lonfils, avocat au barreau de Charleroi, pour A.M.; . Me R. Ergec loco Me P. Traest, avocats au barreau de Bruxelles, pour le Conseil des ministres; - les juges-rapporteurs P. Martens et G. De Baets ont fait rapport; - les avocats précités ont été entendus; - l'affaire a été mise en délibéré.

La procédure s'est déroulée conformément aux articles 62 et suivants de la loi organique, relatifs à l'emploi des langues devant la Cour.

IV. En droit - A - A.1. Après avoir rappelé les circonstances qui l'ont amené à comparaître devant le tribunal correctionnel, le prévenu reprend et développe chacun des six éléments détaillés dans la question préjudicielle. Il en conclut qu'il y a rupture de l'égalité des justiciables devant la loi et violation des articles 10 et 11 de la Constitution ainsi que des articles 6.1, 6.3 et 11 de la Convention européenne des droits de l'homme.

A.2. Le Conseil des ministres, rappelant les termes du rapport au Roi précédant l'arrêté royal n° 22, en déduit que celui-ci est fondé sur des critères de différenciation objectifs et raisonnables, les condamnés visés à l'article 1er se distinguant des autres catégories de personnes en ce qu'ils se sont montrés inhabiles à gérer leurs propres affaires. La mesure serait proportionnée au but poursuivi qui est de sauvegarder la sécurité des tiers. S'il est vrai que le juge ne peut limiter l'interdiction dans le temps, le condamné peut toujours obtenir une réhabilitation qui efface la peine pour l'avenir, de telle sorte que l'interdiction professionnelle ne lui est plus appliquée.

Le Conseil des ministres ajoute qu'il ne peut être question ni d'une atteinte à l'individualisation des peines, ni d'une violation de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, l'interdiction professionnelle étant une mesure de sécurité qui ne peut être assimilée à une peine. Il estime que l'interdiction d'exercer certaines fonctions au sein d'une société n'équivaut pas à une interdiction de s'associer.

Il signale l'existence d'une proposition de loi qui tend à abroger le caractère automatique de l'interdiction et qui laisse au juge un pouvoir d'appréciation.

A.3. Le prévenu réplique en signalant que la mesure a été prévue à une époque où les faillites, qui étaient moins nombreuses, étaient considérées comme déshonorantes. Il souligne l'évolution qu'a connue depuis lors le droit pénal, l'essor des droits de la défense et la consécration des droits de l'homme, dont le droit au travail.

Il souligne que les violations qu'il critique ne se retrouvent nulle part ailleurs dans les dispositions contraignantes pénales, judiciaires, administratives, fiscales et économiques.

Il conteste la pertinence de l'argument tiré de la réhabilitation : elle suppose un temps d'épreuve de cinq ans et le respect de lourdes conditions et ne peut réparer les vices qui affectent la mesure elle-même.

A supposer qu'on puisse considérer les interdictions comme des mesures de sûreté, leur caractère illimité et l'absence de procédure contradictoire les distingue des mesures de sûreté qui sont prises en matière fiscale, administrative ou disciplinaire.

A.4. Le Conseil des ministres répond en rappelant qu'aucun principe constitutionnel ou de droit pénal n'exige qu'une « mesure de sécurité » figure dans un jugement de condamnation ou que celui qui en est l'objet puisse se défendre devant un tribunal sur l'application de la mesure à sa personne. La seule question qui se pose, rappelle-t-il, est de savoir si le système critiqué entraîne des distinctions injustifiées, ce qui n'est pas le cas en raison de l'objectif poursuivi, qui est d'assurer la sécurité commerciale. - B - B.1. La question préjudicielle, reformulée par la Cour, se lit comme suit : « Les dispositions contenues dans l'arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934, confirmées par la loi du 4 août 1978 de réorientation économique, qui prévoient, en cas de condamnation d'un prévenu du chef de banqueroute, escroquerie, émission de chèque sans provision, à une peine d'emprisonnement même conditionnelle d'au moins trois mois, une interdiction d'exercer la fonction de gérant d'une société de personnes à responsabilité limitée ou d'administrateur de société anonyme violent-elles les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6.1, 6.3 et 11 de la Convention européenne des droits de l'homme, en ce que : - cette condamnation est prononcée sans que le condamné ait été cité ni invité à s'expliquer à son sujet, - elle ne figure pas dans le dispositif de la décision de condamnation et n'est pas la suite d'une procédure contradictoire, - elle n'est assortie d'aucune limitation dans le temps, - elle porte atteinte au principe de l'individualisation des peines, - elle porte atteinte à la liberté d'association du condamné et à l'exercice durable d'une activité professionnelle ? » B.2. Le traitement discriminatoire allégué étant contenu dans les articles 1er et 1erbis de l'arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934 « portant interdiction à certains condamnés et aux faillis d'exercer certaines fonctions, professions ou activités et conférant aux tribunaux de commerce la faculté de prononcer de telles interdictions », la Cour limite son contrôle à ces dispositions.

B.3. L'article 1er de l'arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934 établit une interdiction de plein droit d'exercer « les fonctions d'administrateur, de commissaire ou de gérant dans une société par actions, une société privée à responsabilité limitée ou une société coopérative [et] des fonctions conférant le pouvoir d'engager l'une de ces sociétés [et] les fonctions de préposé à la gestion d'un établissement belge, prévu par l'article 198, alinéa 2, des lois sur les sociétés commerciales, coordonnées le 30 novembre 1935 ».

Cette interdiction vaut pour les personnes condamnées à une peine d'emprisonnement d'au moins trois mois, même conditionnelle, pour l'une des infractions énumérées à l'article 1er, litterae a à h.

B.4. Dans le rapport au Roi précédant l'arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934, l'objectif de l'arrêté est défini comme suit : « Pour fortifier la confiance dans ces organismes [l'on vise les sociétés qui font appel à l'épargne de tiers], il convient d'interdire que leur administration, leur surveillance et leur gestion soient confiées à des personnes indignes, d'une improbité manifeste, ou à des personnes, tels les faillis, qui, s'étant montrés inhabiles à gérer leurs propres affaires, ne peuvent sans danger être appelés à gérer celles d'autrui.

Les condamnations énumérées à l'article 1er du projet ne sont prononcées que pour des faits incompatibles avec l'honnêteté la plus élémentaire ou pour des faits qui démontrent l'incapacité de leur auteur de gérer une affaire commerciale ou industrielle.

Les faits doivent déjà revêtir une certaine gravité, puisque l'interdiction ne s'applique que si la peine prononcée est une peine privative de liberté de trois mois au moins; mais il n'importe que la peine soit conditionnelle ou qu'elle soit prononcée sans sursis. D'une part, une condamnation à trois mois d'emprisonnement, même avec sursis, n'est jamais prononcée pour une faute minime; d'autre part, il serait injuste de faire dépendre l'interdiction d'une circonstance étrangère à la faute commise, par exemple d'une condamnation antérieure à une peine d'amende correctionnelle du chef d'une infraction à la police de roulage.

L'interdiction prend cours dès le jour où la décision est coulée en force de chose jugée; conformément au droit commun, la réhabilitation du condamné la fait cesser. (Art. 7 de la loi du 25 avril 1896) Elle s'étend aussi, en vertu de l'article 2, à ceux qui, ayant été condamnés à l'étranger, viennent exercer leur activité en Belgique. [...] En raison des motifs qui la justifient, l'interdiction doit être appliquée même à ceux qui ont été condamnés antérieurement à la mise en vigueur du présent arrêté. Au surplus, l'interdiction n'a pas, ici, le caractère d'une peine, mais d'une incapacité civile à laquelle l'article 2 du Code pénal est étranger. [...] » (Moniteur belge, 27 octobre 1934, pp. 5768-5769) B.5. La loi du 4 août 1978 de réorientation économique a étendu cet objectif originaire en vue de la « lutte contre les pourvoyeurs de main-d'oeuvre et d'une manière générale pour l'assainissement de la fonction commerciale » (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, n° 415-1, p. 46).

Outre la modification de l'intitulé de l'arrêté royal n° 22 et le remplacement de l'article 1er - qui s'écarte sur certains points de la disposition antérieure, mais n'en modifie pas les règles de base -, l'article 84 de la loi du 4 août 1978 a inséré un article 1erbis dans l'arrêté royal n° 22.

L'article 1erbis étend, pour les auteurs ou complices d'une banqueroute simple ou frauduleuse condamnés à une peine privative de liberté d'au moins trois mois, l'interdiction visée à l'article 1er à l'exercice d'une activité commerciale, que ce soit personnellement ou par personne interposée.

B.6. De la nature des infractions énumérées à l'article 1er, litterae a à h, et à l'article 1erbis, il ressort qu'il s'agit à chaque fois d'infractions qui font apparaître que leur auteur est une personne indigne de confiance pour l'exercice de certaines activités commerciales. Le législateur a donc ainsi opéré une distinction reposant sur un critère objectif qui présente un rapport raisonnable avec le but visé, même s'il existe d'autres faits punissables qui pourraient également ébranler la confiance.

B.7. Il convient toutefois d'examiner si les mesures prises à l'égard des personnes visées aux articles 1er et 1erbis ne sont pas manifestement disproportionnées au but poursuivi.

Ces mesures constituent pour les personnes qui les subissent une restriction très grave à la liberté de commerce et d'industrie.

L'interdiction professionnelle est la conséquence automatique de la condamnation pénale; elle est - sauf réhabilitation - illimitée dans le temps, quelle que soit la gravité de l'infraction; elle ne doit pas être requise par le ministère public, elle n'a pas dû faire l'objet d'un débat; elle résulte d'un jugement qui n'est pas motivé sur ce point.

De telles modalités vont au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif poursuivi.

Il n'apparaît pas que la confiance dans le commerce, qui est le but poursuivi par le législateur, ne soit pas suffisamment garantie lorsque l'interdiction professionnelle fait l'objet d'un débat à l'issue duquel le juge peut en fixer la durée par une décision motivée.

Il s'ensuit que les dispositions prévues aux articles 1er et 1erbis ne résistent pas au contrôle de proportionnalité.

B.8. La question préjudicielle appelle une réponse affirmative.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : Les articles 1er et 1erbis de l'arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934, respectivement remplacé et inséré par les articles 83 et 84 de la loi du 4 août 1978 de réorientation économique, violent les articles 10 et 11 de la Constitution en tant qu'ils établissent des interdictions professionnelles automatiques, illimitées dans le temps.

Ainsi prononcé en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 15 juillet 1998.

Le greffier, L. Potoms.

Le président, M. Melchior.

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