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Arrêt De La Cour Constitutionelle
publié le 19 mars 1999

Arrêt n° 132/98 du 9 décembre 1998 Numéro du rôle : 1200 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 32bis du Code des impôts sur les revenus 1964, posée par la Cour d'appel de Bruxelles. La Cour d'arbitrage, composée des après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle Par arr(...)

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19/03/1999
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COUR D'ARBITRAGE


Arrêt n° 132/98 du 9 décembre 1998 Numéro du rôle : 1200 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 32bis du Code des impôts sur les revenus 1964, posée par la Cour d'appel de Bruxelles.

La Cour d'arbitrage, composée des présidents M. Melchior et L. De Grève, et des juges P. Martens, J. Delruelle, E. Cerexhe, H. Coremans et A. Arts, assistée du greffier L. Potoms, présidée par le président M. Melchior, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle Par arrêt du 31 octobre 1997 en cause de G. Willendyck contre l'Etat belge, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour d'arbitrage le 21 novembre 1997, la Cour d'appel de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante : « Dans la mesure où l'article 32bis du C.I.R. rend imposables les indemnités versées en réparation d'une incapacité permanente en application de la législation sur les accidents du travail, sans qu'il y ait perte de revenus dans le chef de la victime, cette disposition n'est-elle pas contraire aux articles 10 et 172 de la Constitution, dès lors que les mêmes indemnités, si elles étaient obtenues par un redevable autre qu'un travailleur ou étaient versées directement par le tiers responsable de l'accident, ne seraient pas imposables et alors que, d'autre part, la victime d'un accident de travail ou sur le chemin du travail ne peut pas opter entre l'application de la loi sur les accidents du travail et l'action de droit commun, bien que ce soit en définitive le tiers responsable (ou son assureur) qui supporte la charge du paiement des indemnités ? » II. Les faits et la procédure antérieure La Cour d'appel de Bruxelles est saisie de recours fiscaux dirigés contre des décisions directoriales rejetant les réclamations contre la cotisation à l'impôt des personnes physiques.

G. Willendyck a été victime, sur le chemin du travail, d'un accident de circulation causé par un tiers. Conformément à la loi sur les accidents du travail, une indemnité lui fut versée en réparation d'une incapacité permanente partielle de travail. L'administration a imposé cette indemnité sur la base de l'article 32bis, alinéa 1er, 1°, du Code des impôts sur les revenus 1964.

Le requérant conteste cette imposition au motif que l'indemnité versée ne constitue pas la réparation totale ou partielle d'une perte de revenus au sens de l'article 32bis du Code des impôts sur les revenus 1964. Il soutient qu'il n'a subi aucune perte de rémunération suite à l'accident litigieux et considère que l'indemnité versée a réparé une perte de capacité physique et une atteinte à l'intégrité corporelle. Après avoir rappelé la jurisprudence de la Cour de cassation, la Cour d'appel de Bruxelles estime que l'administration fiscale a fait une application correcte de l'article 32bis, alinéa 1er, 1°, du Code des impôts sur les revenus 1964 en l'espèce. Le requérant soutient alors que cette disposition est contraire aux articles 10 et 172 de la Constitution et demande de poser à cet égard une question préjudicielle à la Cour d'arbitrage. La Cour d'appel pose dès lors la question reproduite ci-dessus.

III. La procédure devant la Cour Par ordonnance du 21 novembre 1997, le président en exercice a désigné les juges du siège conformément aux articles 58 et 59 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage.

Les juges-rapporteurs ont estimé n'y avoir lieu de faire application des articles 71 ou 72 de la loi organique.

La décision de renvoi a été notifiée conformément à l'article 77 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 2 décembre 1997.

L'avis prescrit par l'article 74 de la loi organique a été publié au Moniteur belge du 17 décembre 1997.

Des mémoires ont été introduits par : - G. Willendyck et J. Trigo, demeurant ensemble à 1180 Bruxelles, rue Boetendael 159, boîte 6, par lettre recommandée à la poste le 14 janvier 1998; - le Conseil des ministres, rue de la Loi 16, 1000 Bruxelles, par lettre recommandée à la poste le 18 janvier 1998.

Ces mémoires ont été notifiés conformément à l'article 89 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 22 janvier 1998.

Des mémoires en réponse ont été introduits par : - G. Willendyck et J. Trigo, par lettre recommandée à la poste le 19 février 1998; - le Conseil des ministres, par lettre recommandée à la poste le 20 février 1998.

Par ordonnances du 29 avril 1998 et du 29 octobre 1998, la Cour a prorogé respectivement jusqu'aux 21 novembre 1998 et 21 mai 1999 le délai dans lequel l'arrêt doit être rendu.

Par ordonnance du 8 juillet 1998, la Cour a déclaré l'affaire en état et fixé l'audience au 30 septembre 1998.

Cette ordonnance a été notifiée aux parties ainsi qu'à leurs avocats par lettres recommandées à la poste le 10 juillet 1998.

A l'audience publique du 30 septembre 1998 : - ont comparu : . Me M. Baltus, avocat au barreau de Bruxelles, pour G. Willendyck et J. Trigo; . Me A. Gillet, avocat au barreau de Nivelles, pour le Conseil des ministres; - les juges-rapporteurs J. Delruelle et A. Arts ont fait rapport; - les avocats précités ont été entendus; - l'affaire a été mise en délibéré.

La procédure s'est déroulée conformément aux articles 62 et suivants de la loi organique, relatifs à l'emploi des langues devant la Cour.

IV. En droit - A - Mémoire de G. Willendyck et de J. Trigo A.1. La doctrine et la jurisprudence ont, depuis longtemps, dégagé en matières civile et sociale et notamment en matière d'accidents du travail, la distinction qu'il y a lieu de faire entre une indemnité qui compense une perte de revenus et une indemnité qui compense une incapacité de travail.

L'atteinte à la capacité de travail est une atteinte à l'intégrité physique de la victime; ce dommage est distinct de la perte, éventuelle, de revenus.

Cette distinction devrait prévaloir en matière d'impôt sur les revenus.

Or, la Cour de cassation fait à cet égard une distinction entre les indemnités perçues en vertu du droit commun et celles qui sont perçues en vertu de la législation sur les accidents du travail. Cette différence de traitement ne repose sur aucun critère objectif.

Le caractère discriminatoire de la distinction est particulièrement frappant en ce qui concerne les indemnités pour accidents survenus sur le chemin du travail. Nombreuses sont en effet les décisions qui statuent sur le point de savoir si un accident s'est ou non produit sur le chemin du travail. Or, selon la décision que prendra sur ce point le juge compétent, la même indemnité, accordée à la même personne, réparant le même préjudice, sera soumise à l'impôt sur les revenus, ou ne le sera pas.

La taxation de telles indemnités déroge en outre sans motif à un principe fondamental de l'impôt sur les revenus, qui veut que soit seul soumis à cet impôt le montant net des revenus recueillis, déduction faite des charges. Tout ce que dépense le redevable pour conserver sa capacité de travail constituerait alors une charge professionnelle, ce qui ne serait ni admissible ni permis par la loi.

Il faudrait aussi logiquement étendre la jurisprudence critiquée à d'autres indemnités en réparation de dommages physiques ou de dommages moraux qui atteindraient des travailleurs à l'occasion de l'exercice de leur profession, par exemple en cas d'abus d'autorité.

Mémoire du Conseil des ministres A.2.1. A titre principal, le Conseil des ministres considère qu'il n'y a pas de discrimination. Le postulat fondant la question préjudicielle est inexact. Les indemnités obtenues par les salariés et les indépendants en réparation du dommage causé par un accident du travail sont imposables dans la mesure où elles se rattachent directement ou indirectement à une activité professionnelle, étant entendu que celui qui n'émarge d'aucune manière au circuit du travail ne saurait subir un « accident du travail » donnant lieu, à ce titre, à une indemnisation. Par ailleurs, les indemnités obtenues par les salariés et les indépendants en réparation d'un dommage causé par un accident de la vie privée sont imposables si elles réparent une perte permanente de rémunération, bénéfice ou profit, étant entendu que celui qui ne recueille pas de revenus professionnels ne saurait obtenir la réparation d'une perte de revenus professionnels. Il s'ensuit que la discrimination alléguée n'est pas établie et que la question préjudicielle appelle une réponse négative.

A.2.2. A titre subsidiaire, la discrimination alléguée est objectivement justifiée et répond aux exigences de proportionnalité entre le but poursuivi et les moyens utilisés pour l'atteindre. La jurisprudence de la Cour est invoquée à cet égard, en particulier celle qui est relative à la matière fiscale. Il ne ressortit pas au pouvoir de la Cour d'apprécier l'opportunité de soumettre ou non à l'impôt les pensions, rentes ou allocations en tenant lieu qui réparent le dommage résultant d'un accident du travail au motif que ces indemnisations se rattachent directement ou indirectement à une activité professionnelle visée à l'article 20, 1° à 3°, du Code des impôts sur les revenus 1964; de même, l'opportunité d'immuniser les allocations obtenues en exécution d'un contrat d'assurance individuelle contre les accidents corporels ressortit au pouvoir exclusif du législateur.

Il y a par ailleurs une différence objective entre les bénéficiaires de rémunérations, d'une part, et de profits ou bénéfices, d'autre part, quant aux conditions d'exercice de l'activité et quant aux conditions d'obtention desdits revenus. En particulier, ils ne sont pas dans la même situation devant le risque d'encourir un accident du travail ni devant les conséquences que la réalisation d'un tel risque pourrait avoir sur les revenus professionnels. Ceci explique que le législateur ait mis en place un système spécifique d'organisation du travail ainsi que la pratique administrative en vigueur sur le plan fiscal, sous l'empire des lois relatives aux impôts sur les revenus coordonnées le 15 janvier 1948.

Il est vrai qu'une indemnisation obtenue en application de la législation sur les accidents du travail peut être distinguée, en matière d'impôts sur les revenus, d'une indemnisation obtenue du tiers responsable de l'accident ou de son assureur dès lors que la première indemnisation constitue un droit dont le bénéfice n'est nullement lié à l'existence d'une faute commise par qui que ce soit mais qui résulte d'un système légal original, lié à l'existence d'un contrat de travail et destiné à pourvoir, en cas de réalisation du risque d'accident, à l'obtention d'un véritable « revenu de remplacement ».

Il faut enfin relever qu'il apparaît des travaux préparatoires de la loi du 5 janvier 1976 qu'en mettant un terme à l'immunisation des indemnités obtenues en application de la législation sur les accidents du travail, le législateur avait le souci d'éliminer certaines distorsions inéquitables au sein du groupe socioprofessionnel des travailleurs salariés.

Il s'ensuit que la discrimination alléguée tend précisément à mettre un terme à l'importante discrimination que générait, au sein de la catégorie homogène des bénéficiaires de rémunérations diverses, le traitement fiscal avantageux des revenus de remplacement au nombre desquels figure l'indemnisation obtenue en vertu de la législation sur les accidents du travail.

Mémoire en réponse de G. Willendyck et J. Trigo A.3. L'historique des textes légaux rappelé dans le mémoire du Conseil des ministres fait apparaître le souci de taxer les revenus de remplacement, c'est-à-dire les sommes qui remplacent un revenu. Suite à l'évolution jurisprudentielle déjà évoquée, l'indemnisation du dommage résultant d'un accident du travail est devenue taxable en raison de son rattachement direct ou indirect à l'activité professionnelle, même sans perte de revenus professionnels. C'est précisément en cela que la loi, dans l'interprétation qui lui est donnée actuellement, est devenue inconstitutionnelle, car cette distinction n'est pas justifiée et ne s'applique pas à tous les redevables.

S'il est vrai que la Cour ne peut contrôler l'opportunité d'imposer un élément déterminé, elle peut cependant vérifier s'il est justifié de n'imposer cet élément que pour certains contribuables et pas pour d'autres. Le Conseil des ministres ne propose aucune justification de la discrimination qui revient à taxer une indemnité lorsqu'elle ne remplace pas un revenu.

Mémoire en réponse du Conseil des ministres A.4. Les distinctions qui ont pu être opérées par la doctrine et la jurisprudence, en matières civile et sociale, entre les indemnités compensant une perte de revenu et celles compensant une incapacité de travail, sont sans pertinence en matière fiscale compte tenu de la généralité des termes de l'article 32bis du Code des impôts sur les revenus 1964.

Par ailleurs, en soumettant à l'impôt les indemnités qui se rattachent directement ou indirectement à une activité professionnelle visée à l'article 20, 1° à 3°, le législateur n'a opéré aucune distinction entre les victimes d'un accident du travail mais il a prévu, au contraire, que la disposition s'appliquait à toutes ces victimes, que celles-ci exercent une activité de salarié ou d'indépendant.

L'article 32bis déjà cité n'opère aucune distinction suivant que l'indemnité est obtenue en vertu du droit commun ou en application de la législation sur les accidents du travail.

En ce qui concerne plus particulièrement les accidents sur le chemin du travail, il est vrai qu'un problème de preuve peut régulièrement être posé mais les critiques formulées à cet égard ne sauraient être dirigées à l'encontre de la disposition soumise à la Cour. Les charges professionnelles qui pourraient être déduites de l'indemnité ne sont pas les frais d'entretien de l'intégrité physique mais les frais exposés en vue d'acquérir ou de conserver l'indemnité obtenue à la suite d'un accident du travail. - B - B.1. L'article 32bis du Code des impôts sur les revenus 1964, actuellement l'article 34, § 1er, 1°, du Code des impôts sur les revenus 1992, considère comme des revenus imposables les pensions et les rentes viagères ou temporaires, ainsi que les allocations en tenant lieu, qui se rattachent directement ou indirectement à une activité professionnelle ou qui constituent la réparation totale ou partielle d'une perte permanente de bénéfices, de rémunérations ou de profits.

B.2. La Cour d'appel de Bruxelles interroge la Cour sur la compatibilité de cette disposition avec les articles 10 et 172 de la Constitution en ce qu'elle rend imposables les indemnités versées en réparation d'une incapacité permanente en application de la législation sur les accidents du travail, sans qu'il y ait perte de revenus dans le chef de la victime, alors que d'une part les mêmes indemnités, si elles étaient obtenues par un redevable autre qu'un travailleur ou étaient versées directement par le tiers responsable de l'accident, ne seraient pas imposables et alors que, d'autre part, la victime d'un accident du travail ou sur le chemin du travail ne peut pas opter entre l'application de la loi sur les accidents du travail et l'action de droit commun, bien que ce soit en définitive le tiers responsable (ou son assureur) qui supporte la charge du paiement des indemnités.

B.3. L'article 10 de la Constitution contient la règle de l'égalité devant la loi tandis que l'article 11 établit celle de la non-discrimination dans la jouissance des droits et libertés. Ces deux règles constitutionnelles sont l'expression d'un même principe et sont donc indissolublement liées.

Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale : les règles constitutionnelles d'égalité et de non-discrimination sont applicables à l'égard de tous les droits et de toutes les libertés.

Elles s'appliquent également aux matières fiscales. Ce principe est d'ailleurs confirmé par l'article 172 de la Constitution; en effet, cette disposition constitue une application du principe général d'égalité formulé à l'article 10 de la Constitution.

B.4. Il apparaît des travaux préparatoires de la loi du 5 janvier 1976, qui a introduit dans le Code des impôts sur les revenus la disposition litigieuse, que le législateur a entendu mettre fin au régime d'immunisation de certains revenus de remplacement (Doc. parl., Sénat, 1975-1976, n° 742/2, p. 18).

B.5. En incluant parmi les revenus imposables les pensions, rentes et allocations qui constituent la réparation d'une perte permanente de bénéfices, de rémunérations ou de profits, le législateur a pris une mesure pertinente au regard de cet objectif.

En revanche, aucune des raisons invoquées par le Conseil des ministres ne peut justifier d'inclure dans la catégorie des revenus imposables, les pensions, rentes et allocations versées à la suite d'un accident reconnu comme accident du travail au sens de la loi du 10 avril 1971Documents pertinents retrouvés type loi prom. 10/04/1971 pub. 23/03/2018 numac 2018030615 source service public federal interieur Loi sur les accidents du travail type loi prom. 10/04/1971 pub. 17/10/2014 numac 2014000710 source service public federal interieur Loi sur les accidents du travail type loi prom. 10/04/1971 pub. 11/06/1998 numac 1998000213 source ministere de l'interieur Loi sur les accidents du travail - Traduction allemande fermer sans pour autant qu'il porte atteinte aux revenus professionnels de la victime. L'indemnisation, à laquelle la victime a droit n'a pas, dans cette hypothèse, le caractère d'un revenu de remplacement. Il en résulte que la victime subit en ce cas une discrimination par rapport à d'autres victimes d'un accident qui ne s'est produit ni sur le chemin ni sur les lieux du travail puisqu'elle est soumise à l'impôt sur les revenus tant pour l'indemnité due en raison de l'accident que pour les revenus professionnels que, par hypothèse, elle continue de percevoir.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : En ce qu'il rend imposables les indemnités versées en réparation d'une incapacité permanente en application de la législation sur les accidents du travail, sans qu'il y ait perte de revenus dans le chef de la victime, l'article 32bis du Code des impôts sur les revenus 1964 (actuellement l'article 34, § 1er, 1°, du Code des impôts sur les revenus 1992) viole l'article 10 de la Constitution.

Ainsi prononcé en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 9 décembre 1998.

Le greffier, L. Potoms.

Le président, M. Melchior.

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