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Arrêt De La Cour Constitutionelle
publié le 12 décembre 1997

Arrêt n° 59/97 du 14 octobre 1997 Numéro du rôle : 1001 En cause : la question préjudicielle concernant la loi du 1 er mars 1958 relative au statut des officiers de carrière des forces terrestre, aérienne et navale et du service méd La Cour d'arbitrage, composée des présidents M. Melchior et L. De Grève, et des juges H. Boel, L(...)

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Arrêt n° 59/97 du 14 octobre 1997 Numéro du rôle : 1001 En cause : la question préjudicielle concernant la loi du 1er mars 1958 relative au statut des officiers de carrière des forces terrestre, aérienne et navale et du service médical, ainsi que des officiers de réserve de toutes les forces armées et du service médical, et concernant la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer portant le règlement de discipline des forces armées, posée par le Conseil d'Etat.

La Cour d'arbitrage, composée des présidents M. Melchior et L. De Grève, et des juges H. Boel, L. François, J. Delruelle, H. Coremans et M. Bossuyt, assistée du greffier L. Potoms, présidée par le président M. Melchior, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle Par arrêt n° 62.727 du 25 octobre 1996 en cause de P. Laemont contre l'Etat belge, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 12 novembre 1996, le Conseil d'Etat a posé la question préjudicielle suivante : « Dans la mesure où les articles 20, 4°, et 23 de la loi du 1er mars 1958 relative au statut des officiers de carrière des forces terrestre, aérienne et navale et du service médical, ainsi que des officiers de réserve de toutes les forces armées et du service médical, et les articles 22 à 29 de la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer portant règlement de discipline des forces armées, permettent de prononcer cumulativement, à l'égard d'un officier, les sanctions disciplinaires qu'ils prévoient, violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution, alors que les autres agents des services publics ne connaissent pas un tel cumul ? » II. Les faits et la procédure antérieure Le requérant devant le Conseil d'Etat, officier appartenant au service médical des forces armées, a demandé à la haute juridiction administrative la suspension et l'annulation de l'arrêté royal du 23 mai 1995 par lequel il est démis d'office de son emploi. L'intéressé invoque, notamment, la violation de la règle selon laquelle nul ne peut être sanctionné deux fois pour les mêmes faits et fait valoir, d'une part, que la sanction lui est infligée pour des faits que l'arrêté qu'il attaque ne relate pas mais qui sont censés être ceux à propos desquels il a été entendu par le conseil d'enquête devant lequel il a comparu avant que la mesure qu'il attaque soit prise, et observe, d'autre part, que ledit arrêté relève qu'il « a été sanctionné à plusieurs reprises » sans préciser que c'était pour les mêmes faits.

Le Conseil d'Etat a suspendu la mesure attaquée en jugeant sérieux le moyen pris de la violation de la règle « non bis in idem » et des articles 10 et 11 de la Constitution : il a constaté qu'après deux décisions de 1994 infligeant chacune au requérant huit jours d'arrêt de rigueur, aucun fait nouveau ne lui a été reproché et que la démission d'office a ainsi été décidée pour l'ensemble des faits qui, chacun, ont donné lieu à une punition disciplinaire.

A la demande du requérant et après avoir considéré que le régime disciplinaire des officiers est différent de celui des autres agents de la fonction publique en tant qu'il comporte la possibilité de prononcer, pour un même fait, des sanctions différentes qui peuvent être cumulées, le Conseil d'Etat a posé à la Cour la question préjudicielle dont l'énoncé figure ci-dessus.

III. La procédure devant la Cour Par ordonnance du 12 novembre 1996, le président en exercice a désigné les juges du siège conformément aux articles 58 et 59 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage.

Les juges-rapporteurs ont estimé n'y avoir lieu de faire application des articles 71 ou 72 de la loi organique.

La décision de renvoi a été notifiée conformément à l'article 77 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 7 janvier 1997.

L'avis prescrit par l'article 74 de la loi organique a été publié au Moniteur belge du 15 janvier 1997.

Des mémoires ont été introduits par : - P. Laemont, par lettre recommandée à la poste le 17 février 1997; - le Conseil des ministres, rue de la Loi 16, 1000 Bruxelles, par lettre recommandée à la poste le 21 février 1997.

Ces mémoires ont été notifiés conformément à l'article 89 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 6 mars 1997.

Par ordonnance du 29 avril 1997, la Cour a prorogé jusqu'au 12 novembre 1997 le délai dans lequel l'arrêt doit être rendu.

Par ordonnance du 28 mai 1997, la Cour a déclaré l'affaire en état et fixé l'audience au 26 juin 1997.

Cette ordonnance a été notifiée aux parties ainsi qu'à leurs avocats, par lettres recommandées à la poste le 29 mai 1997.

A l'audience publique du 26 juin 1997 : - ont comparu : Me A. Verriest loco Me St. Gehlen, avocats au barreau de Bruxelles, pour P. Laemont; le lieutenant-colonel J. Govaert et le major R. Gerrits, pour le Conseil des ministres; - les juges-rapporteurs L. François et H. Coremans ont fait rapport; - les parties précitées ont été entendues; - l'affaire a été mise en délibéré.

La procédure s'est déroulée conformément aux articles 62 et suivants de la loi organique, relatifs à l'emploi des langues devant la Cour.

IV. Objet des dispositions en cause 1. Les articles 20 et 23 de la loi du 1er mars 1958 relative au statut des officiers de carrière des forces terrestre, aérienne et navale et du service médical, ainsi que des officiers de réserve de toutes les forces armées et du service médical, disposent : « Art.20. Le retrait définitif d'emploi n'a lieu que dans les cas suivants : 1° Par mise à la pension;2° Par démission acceptée;3° Par réforme;4° Par démission d'office.» «

Art. 23.Si un officier s'est rendu coupable de faits graves incompatibles avec son état d'officier, il peut être démis d'office de son emploi.

La mesure est prise par le Roi, sur rapport motivé du Ministre de la défense nationale et après consultation d'un conseil d'enquête.

Le conseil d'enquête recherche si les faits sont établis et donne un avis sur leur gravité.

Le Roi fixe la composition du conseil d'enquête et règle la procédure. » 2. Les articles 22 à 29 de la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer portant le règlement de discipline des forces armées disposent : « Art.22. § 1er. Les punitions disciplinaires sont : 1° pour les miliciens et pour les volontaires qui accomplissent leur premier engagement ou rengagement et pour les militaires qui suivent une formation de candidat officier ou de candidat sous-officier ou une formation préparatoire à celle-ci : a) le rappel à l'ordre;b) la remontrance;c) la consigne de une à quatre fois quatre heures;d) les arrêts simples de 1 à 8 jours.e) les arrêts de rigueur de 1 à 4 jours.2° pour les autres militaires : a) le rappel à l'ordre;b) la remontrance;c) les arrêts simples de 1 à 8 jours;d) les arrêts de rigueur de 1 à 4 jours. § 2. Pour l'application de la présente loi, les punitions disciplinaires se subdivisent en punitions majeures et en punitions mineures.

Les punitions majeures sont : - pour les officiers, les arrêts de rigueur et les arrêts simples; - pour les autres militaires, les arrêts de rigueur.

Les autres punitions sont des punitions mineures.

Art. 23.Le rappel à l'ordre est l'admonestation que donne le supérieur au militaire qui a enfreint la discipline.

Art. 24.La remontrance est la réprimande que donne le supérieur au militaire qui a enfreint la discipline.

Art. 25.La consigne implique pendant la durée de la punition : 1° la présence à l'unité en dehors des heures de service;2° la participation aux services d'intérêt général;3° l'interdiction de se rendre à la cantine, à la tabagie ou dans un autre lieu de délassement.

Art. 26.Les arrêts simples impliquent pendant la durée de la punition : 1° la présence à l'unité pour les miliciens;2° la participation au service normal et aux services d'intérêt général;3° l'interdiction de se rendre à la cantine, à la tabagie ou dans un autre lieu de délassement.

Art. 27.Les arrêts de rigueur impliquent, pendant la durée de la punition, l'isolement dans un local fermé. Toutefois le militaire puni d'arrêts de rigueur participe au service normal et aux services d'intérêt général sauf dans les cas exceptionnels à apprécier par le chef de corps.

Art. 28.Les arrêts de rigueur peuvent être portés à 8 jours maximum; 1° si la transgression disciplinaire est commise pendant la durée d'une opération armée ou d'une opération assimilée à celle-ci;2° en cas de récidive. Est en état de récidive, le militaire qui commet dans un délai de six mois une transgression disciplinaire de même nature que celle pour laquelle il a été condamné ou puni.

Ce délai prend cours au jour de la notification définitive de la première punition.

Art. 29.§ 1er. Le rappel à l'ordre n'est inscrit au feuillet de punitions que si le militaire en cause est puni une nouvelle fois, avant sa mutation, par l'officier qui lui a infligé cette punition. § 2. Les autres punitions disciplinaires sont inscrites au feuillet de punitions lorsqu'elles sont prononcées de façon définitive. » V. En droit A Mémoire de P. Laemont A.1.1. Des punitions disciplinaires ont été infligées au requérant devant le Conseil d'Etat et une « mesure statutaire à caractère disciplinaire » a été proposée à son encontre en raison des faits qui avaient donné lieu aux punitions disciplinaires. Un arrêté royal du 23 mai 1995 a décidé la démission d'office de l'intéressé et a été suspendu par le Conseil d'Etat.

A.1.2. En matière de discipline militaire, la distinction entre les punitions militaires énumérées par la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer (« petite discipline »), vis-à-vis desquelles le Conseil d'Etat s'est déclaré incompétent, et les mesures statutaires énumérées par la loi du 1er mars 1958 (« grande discipline ») l'a conduit à rejeter le moyen pris de la violation de la règle non bis in idem lorsque des mêmes faits donnaient lieu à la fois à des punitions militaires et à une mesure dite statutaire. La doctrine a critiqué le caractère formel de cette distinction, faisant valoir que les punitions consistent souvent en privations partielles de liberté et que leur accumulation peut entraîner une mesure disciplinaire telle que l'exclusion qui, elle, a un effet certain sur le statut de l'intéressé. Le Conseil d'Etat de France, ayant récemment renversé sa jurisprudence, affirme aujourd'hui sa compétence.

A.1.3. Si les punitions militaires, qui constituent indiscutablement des sanctions, ont pour objectif de maintenir la discipline et l'ordre au sein de l'unité, de conserver son caractère opérationnel, sa disponibilité et sa cohésion et d'éviter toute apparence d'impunité, il n'en reste pas moins qu'elles constituent la sanction d'un comportement individuel ou de faits jugés répréhensibles; la circonstance qu'elles n'affectent pas directement la carrière du militaire n'y change rien. Elles sont d'ailleurs susceptibles d'influencer cette carrière, notamment par leur incidence en matière d'avancement. Les punitions disciplinaires présentent toutes les caractéristiques de la sanction disciplinaire qui tend à la fois à punir les agissements d'un agent, en relation avec l'exercice des fonctions, à protéger l'intérêt du service et à maintenir la confiance du public dans ce service. Leur but répressif, qui n'est pas entamé par la procédure simplifiée par laquelle elles sont infligées, ne leur confère pas pour autant le caractère de sanction pénale : s'il est vrai que l'article 44 de la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer, modifiant l'article 24 de la loi du 15 juin 1899 comprenant le titre Ier du Code de procédure pénale militaire, permet à la juridiction pénale de renvoyer le prévenu militaire à son chef de corps lorsque l'infraction paraît présenter peu de gravité, la Cour de cassation a décidé que le chef de corps disposait dans ce cadre d'une complète indépendance et le commentaire que donne de l'article 43 l'exposé des motifs de la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer confirme que la punition disciplinaire est d'un ordre différent de celui de la sanction pénale; le souci qui y est clairement manifesté de ne pas punir deux fois en raison des mêmes faits confirme que, quel que soit le contexte dans lequel elles se situent, les mesures de « petite discipline » sont des sanctions.

A.1.4. Quant aux mesures prévues par la loi du 1er mars 1958, il en est qui ont indiscutablement un caractère disciplinaire; ce caractère résulte soit de la dénomination même donnée à la mesure (article 14, 3° : retrait temporaire d'emploi par mesure disciplinaire), soit des circonstances qui permettent de l'infliger (article 23 : démission d'office si un officier s'est rendu coupable de faits graves incompatibles avec son état d'officier). A.1.5. La coexistence des mesures de petite discipline et des mesures dites statutaires mais qui constituent des sanctions disciplinaires d'ailleurs qualifiées de « grande discipline », ne susciterait aucune difficulté si elles étaient prises en raison de faits différents. Les dispositions qui ont été rappelées plus haut sont cependant interprétées en ce sens que des mêmes faits peuvent, successivement, donner lieu à des punitions militaires et à des mesures dites statutaires, qui sont en réalité des sanctions disciplinaires graves.

Pour les membres des forces armées - et, parmi eux, pour les seuls officiers -, il est fait exception à la règle selon laquelle nul ne peut être puni deux fois pour les mêmes faits, règle garantie par l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui s'applique à tous les agents et fonctionnaires publics belges.

A.1.6. S'il peut s'avérer nécessaire d'exercer une discipline de proximité dans certaines circonstances particulières (et bien que cette nécessité existe également à l'égard de ceux qui sont chargés du maintien de l'ordre) et si un traitement différencié caractérisé par une limitation des garanties procédurales peut ainsi se concevoir, notamment en temps de guerre ou lors de certaines opérations, la démonstration ainsi faite, qui porte sur la légitimité des punitions disciplinaires, ne justifie pas que les faits sanctionnés par des punitions disciplinaires pussent l'être à nouveau par une mesure dite statutaire dont le caractère disciplinaire est indiscutable.

La seule justification avancée est l'absence d'effet immédiat des mesures dites statutaires. En d'autres termes, les mesures n'ont pas un objet distinct, mais il est nécessaire de manifester immédiatement cet objet. Or, la suspension par mesure d'ordre existe à l'armée comme dans tous les services publics. Elle a pour effet d'éloigner immédiatement du service, pour la durée de la procédure disciplinaire, celui qui se rend coupable des faits justifiant l'intentement d'une telle procédure. Une telle suspension rencontre la double préoccupation de maintien de l'ordre par l'éloignement du service de celui qui en est l'objet et de crainte de donner l'impression d'impunité, puisque l'éloignement est immédiat, que la procédure disciplinaire peut immédiatement être intentée, et qu'elle peut déboucher sur une sanction grave.

Il n'existe par conséquent aucune justification objective et raisonnable au cumul de sanctions, fussent-elles d'une gravité inégale, pour des mêmes faits.

Mémoire du Conseil des ministres A.2.1. Eu égard à leur mission et aux circonstances dans lesquelles ils l'exercent, les militaires se trouvent dans une situation spécifique reconnue par le Constituant (devoir d'obéissance, article 167; statut légal et pénal, articles 182 et 157; garanties octroyées en contrepartie des exigences spécifiques, articles 114, 157, 182 et 186).

A.2.2. Le règlement de discipline des forces armées ( loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer, article 43) prévoit, en ce qui concerne le principe « non bis in idem », un règlement différent de celui arrêté pour les fonctionnaires civils : si ce principe s'applique en ce qui concerne les faits pouvant mener à la fois à une sanction pénale et à une punition disciplinaire militaire, force est de constater qu'il ne s'applique pas en ce qui concerne, d'une part, les sanctions pénales et les mesures statutaires et, d'autre part, les punitions disciplinaires et les mesures statutaires.

A.2.3. Le Conseil d'Etat a toujours considéré que les punitions disciplinaires militaires et les mesures statutaires appartenaient à deux ordres différents (le principe « non bis in idem » étant ainsi inapplicable). La question préjudicielle qui les reprend sous un seul vocable serait dès lors plus correctement formulée de la manière suivante : « Dans la mesure où les articles 20, 4°, et 23 de la loi du 1er mars 1958 relative au statut des officiers de carrière des forces terrestre, aérienne et navale et du service médical, ainsi que des officiers de réserve de toutes les forces armées et du service médical, et les articles 22 à 29 de la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer portant règlement de discipline des forces armées, permettent de prononcer cumulativement pour des mêmes faits, à l'égard d'un officier, des punitions disciplinaires et des mesures statutaires, ces lois spécifiques aux militaires en vertu de la Constitution, violent-elles les articles 10 et 11 de la Constitution ? » A.2.4. Contrairement à celles habituellement soumises à la Cour, l'espèce en cause ici porte sur une inégalité entre fonctionnaires militaires et civils voulue au niveau des principes par le Constituant lui-même.

A.2.5. La longue période de paix que nous connaissons depuis 1945 ne peut faire perdre de vue que les missions dévolues aux forces armées - en premier lieu le maintien de l'indépendance nationale et de l'intégrité du territoire - se distinguent de celles des autres administrations et supposent une mise en condition dès le temps de paix; celle-ci implique la rapidité de décision et d'exécution (qui nécessite une hiérarchie stricte, un style de commandement particulier et une discipline sans faille) et, même dans des situations exceptionnelles, une forte cohésion du groupe. Ces particularités ne se retrouvent jamais ainsi cumulées qu'au sein de la fonction militaire.

A.2.6. Ces particularités nécessitent une discipline militaire spécifique; elles aboutissent à ce que cette discipline se distingue notamment de la « discipline » des fonctionnaires par la priorité à la rapidité d'exécution, la persistance d'une hiérarchie et d'une fiabilité du personnel en toutes circonstances, ainsi que l'adaptabilité aux situations imprévues. L'organisation doit survivre en dépit des coups de l'ennemi et des circonstances. Elles aboutissent également à ce que le commandement puisse prendre sur place des mesures correctives immédiates pour assurer la bonne exécution des ordres et l'efficacité de la mission. Elles imposent dès le temps de paix des restrictions par rapport aux citoyens normaux et ce, pour garantir une bonne préparation, une fiabilité et une disponibilité permanente du personnel, ainsi que la rapidité de mise en oeuvre indispensable.

Ce système de sanctions (pénales et disciplinaires) exceptionnel résulte de la confrontation des intérêts vitaux de la Nation avec les intérêts particuliers (qui, en l'occurrence, doivent céder le pas aux premiers, alors que, dans la « société civile », on a de plus en plus tendance à donner priorité à l'individu et à ses droits) et se caractérise, et on l'oublie trop souvent, par la possibilité de mener le militaire au sacrifice suprême qui ne peut être obtenu par rémunération, récompenses ou sous la menace de peines ordinaires. Cela suppose qu'il soit totalement imprégné d'idéal, d'un haut sens du devoir, d'une haute moralité, d'un sens social et collectif élevé, et qu'il se soumette spontanément à des risques calculés. Cela implique une forte cohésion sociale, un esprit de corps et une discipline particulière, une discipline de contact, proche des relations humaines et sans rapport avec les procédures et les recours administratifs, qui sont susceptibles de paralyser l'action du commandement. La loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer traduit ces conditions spécifiques, en retirant cependant au commandement militaire, suite à l'évolution des moeurs, et sans doute à la perception atténuée des risques courus par la Nation, une grande partie de l'arsenal punitif antérieur. C'est dans cette optique que se situe également la suppression récente de la peine de mort. Il serait cependant dangereux d'aller plus loin dans une telle voie : aligner la discipline militaire sur celle des autres agents de l'Etat mettrait gravement en danger la nature et la cohésion même de notre armée et hypothéquerait sérieusement notre instrument de défense.

A.2.7. La discipline militaire, depuis la nuit des temps, a ainsi toujours été liée au droit pénal militaire. Ce pouvoir exorbitant s'est petit à petit adapté à l'évolution des moeurs (en soustrayant les infractions les plus graves au jugement du commandant lui-même, et en confiant ces infractions à des juridictions que celui-ci saisit), mais la discipline militaire et le droit pénal militaire appartiennent historiquement à un même ordre; la Cour de cassation confirme implicitement ce point de vue en décidant que les sanctions pénales militaires sont des peines soit criminelles soit correctionnelles et que les infractions militaires que l'on pourrait assimiler aux contraventions de droit commun sont des fautes disciplinaires prévues et punies par le règlement de discipline. Les règlements de discipline permettaient d'ailleurs, avant les récentes réformes, de sanctionner les coupables de peines privatives de liberté.

A.2.8. L'évolution - et surtout le nouveau règlement de discipline - va certes dans le sens de l'octroi de garanties supplémentaires au profit du justiciable, que ce soit au disciplinaire ou au pénal (on ne peut que s'en féliciter, même s'il est actuellement difficile d'évoluer encore sans mettre en danger la cohésion de nos forces armées), mais elle n'a cependant rien changé à ce lien étroit entre discipline militaire et droit pénal militaire.

A.2.9. Ce lien peut être induit à partir de plusieurs indices : - le principe « non bis in idem » est applicable entre punitions disciplinaires militaires et sanctions pénales, dont certaines sont spécifiques aux militaires (article 43 de la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer); - les articles 21, § 2, et 44 de cette loi sanctionnent disciplinairement des infractions ou des faits présentant peu de gravité; - la procédure disciplinaire militaire est dans une certaine mesure inspirée par la procédure pénale; - certains faits sont qualifiés pénalement ou disciplinairement par le Code pénal militaire en fonction des seules circonstances; ce Code prévoit toujours la possibilité pour les tribunaux militaires de punir disciplinairement des délits, en cas de circonstances atténuantes; - les mesures statutaires ne peuvent avoir aucune influence sur la procédure pénale militaire, tandis que les antécédents disciplinaires, vu le maintien de la discipline militaire qui constitue un des objectifs essentiels du statut pénal spécifique, sont pris en considération, tant lors d'une procédure disciplinaire (entre autres, en cas de récidive) que lors d'une procédure pénale militaire; - la discipline militaire, en prévoyant l'obligation de faire référence à un article du règlement de discipline dans une décision, connaît un début d'application du principe « nullum crimen sine lege », que ne connaît pas le droit disciplinaire des fonctionnaires; - contrairement aux sanctions disciplinaires civiles et aux mesures statutaires militaires, les punitions prévues par la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer ne constituent certes plus réellement une privation de liberté mais constituent encore (pour les plus graves) une restriction spécifique et limitée à l'exercice de la liberté de mouvement.

A.2.10. L'on doit cependant relever que, contrairement à la thèse selon laquelle droit pénal militaire et discipline militaire procèdent du même ordre générique, les sanctions purement verbales (rappel à l'ordre et remontrance) figurent parmi les punitions disciplinaires militaires et non parmi les mesures statutaires, comme c'est le cas pour les fonctionnaires et comme c'était le cas pour les militaires avant la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer; celle-ci procède cependant de l'idée que seul le supérieur qui exerce les attributions du chef de corps à l'égard du militaire (plutôt qu'une autorité qui n'est jamais en contact avec l'intéressé, lui-même pouvant rester « sur le terrain » pendant de longues périodes) est investi du droit de punir; le lien établi entre droit pénal militaire et discipline militaire ne procède donc pas d'une conception erronée, le Code pénal militaire n'étant surtout qu'une version du règlement de discipline projetée sur un plan de plus grande gravité des sanctions pour des infractions professionnelles plus importantes.

Liée au droit pénal militaire, la discipline militaire procède d'un ordre et d'une nature totalement différents de ceux de la « discipline civile » et n'a aucune conséquence sur la position administrative et la situation pécuniaire de l'intéressé.

A.2.11. Le régime disciplinaire militaire n'est manifestement pas exagéré eu égard aux buts poursuivis. Le Constituant, en traitant les militaires différemment des autres Belges (articles 157, 182 et 186), a créé lui-même des exceptions au sens des articles 10 et 11 de la Constitution, de telle sorte que l'on ne saurait, sans négliger sa volonté, traiter fonctionnaires et militaires de la même manière. Il est dès lors vain de vouloir parler en ces matières spécifiques d'égalité devant la loi entre militaires et fonctionnaires au sens des articles 10 et 11 de la Constitution et la Cour n'est pas compétente pour se prononcer sur le principe d'un régime dérogatoire élaboré par le législateur en vertu de la Constitution. Il n'y a donc pas lieu de vérifier ici si les catégories de personnes entre lesquelles une inégalité est alléguée sont suffisamment comparables. Tout au plus la Cour pourrait-elle vérifier si le régime dérogatoire conçu par le législateur ne comporte pas un traitement déraisonnable à la lumière de l'objectif poursuivi.

A.2.12. Or, la défense de la Nation est un enjeu primordial pour l'Etat et la discipline militaire est sans doute l'instrument essentiel de la mise en oeuvre d'une armée. La mesure des sacrifices spécifiques à imposer aux militaires pour qu'ils soient à même de remplir leur mission et donc la philosophie même de notre système de défense ne peuvent échapper à un large débat où chacun devrait prendre ses responsabilités. Il convient donc de se demander si l'enceinte d'une juridiction, quelles que soient ses compétences, est bien le lieu pour aborder un tel débat, relatif au concept essentiellement politique que constitue le but poursuivi, la défense de la Nation. Se prononcer sur la discipline militaire revient à juger indirectement de la priorité que notre défense occupe au sein de nos institutions.

Juger du moyen, c'est se prononcer sur le but.

Décider qu'on doit appliquer aux militaires un régime disciplinaire comparable à celui des autres agents de l'Etat mettrait gravement en danger la cohésion de notre armée et porterait dans une large mesure atteinte à l'efficacité de notre outil de défense. Ce serait prendre indirectement position sur l'importance de notre politique de défense que d'estimer que la survie de la Nation et de ses institutions doit être placée au même rang que les autres problèmes.

A.2.13. Au regard de cet examen de proportionnalité, le système disciplinaire militaire se justifie pleinement pour des raisons d'efficacité. Les opérations militaires et le style de commandement au niveau de l'exécution qu'elles imposent dès le temps de paix ne peuvent laisser la place à la discussion et à la concertation. Les impératifs d'efficacité et de rapidité de l'exécution sur le terrain ne peuvent se comparer aux moeurs des administrations et ne peuvent s'accommoder du seul système de sanctions de type administratif, après des procédures longues et lourdes, prises dans un bureau bien éloigné de la réalité militaire concrète, par une haute autorité qui ne connaît ni les parties en cause, ni les circonstances, ni les antécédents, ni parfois même les besoins et problèmes très concrets des unités.

A.2.14. De plus, à la différence des fonctionnaires, les militaires ont pour mission - un enjeu essentiel - de préserver l'existence même de l'Etat et de la Nation, « au besoin au péril de leur vie » (article 9 de la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer), ce qui impose des exigences que l'on ne peut retrouver dans le chef d'un fonctionnaire ordinaire. Dès lors, enfin, qu'il est normal d'exiger du militaire de renoncer au droit fondamental qu'est son droit à la vie, est-il concevable de refuser certaines restrictions à ses autres droits, lorsqu'il s'agit de préserver des vies humaines : la sienne, celles de ses camarades ou celles de ses concitoyens qu'il a mission de défendre ? Au vu de tels intérêts, il est difficile de juger que la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer, qui formule des exigences tout à fait raisonnables au regard des obligations jadis fort lourdes des militaires, porte exagérément atteinte à leurs droits fondamentaux, la privation de liberté ayant disparu et des garanties procédurales - expéditives mais précises - ayant été élaborées.

Les sanctions qu'elle prévoit sont d'ailleurs, en garnison, tout à fait comparables à celles prévues pour les fonctionnaires et n'ont in concreto pas de conséquences graves puisqu'elles se réduisent souvent à une admonestation solennelle et une simple inscription au feuillet de punitions.

Il s'ensuit que le législateur n'a pas abusé de l'obligation, qui lui était faite par le Constituant, d'instaurer un régime dérogatoire pour les militaires. Les contraintes et obligations spécifiques imposées aux militaires par le règlement de discipline sont pleinement justifiées par les objectifs poursuivis et ne sont en rien disproportionnées.

A.2.15. Un régime disciplinaire spécifique similaire n'est en revanche pas nécessaire pour les fonctionnaires qui, pour la plupart, travaillent dans des circonstances normales, dans des bureaux, suivant un horaire normal et sans courir de risques particuliers et défendent - sans vouloir les dévaloriser - des enjeux qui ne sont quant à leur importance que rarement comparables à l'existence même de la Nation.

Et s'il advient qu'ils doivent travailler dans des circonstances telles que celles décrites pour les militaires, ils ne sont pas confrontés au cumul d'un tel nombre de contraintes extérieures. Dans des circonstances normales, les missions et les délais d'action permettent l'usage de procédures administratives et ne justifient que des sanctions portant sur la situation administrative ou pécuniaire des agents, à l'exclusion de celles restreignant la liberté de mouvement.

A.2.16. Un régime de mesures statutaires est nécessaire, tant pour les fonctionnaires civils que pour les militaires, car l'autorité doit pouvoir se séparer et mettre fin à l'occupation de l'emploi du membre du personnel qui ne convient pas ou qui s'est rendu coupable de faits incompatibles avec sa fonction.

Les mesures statutaires militaires ne présentent le caractère de sanction qu'incidemment mais visent à préserver l'intérêt du service en écartant temporairement de l'emploi (retrait temporaire d'emploi), définitivement de l'emploi (mise à la pension d'office, démission d'office) ou définitivement de l'emploi de son niveau (retrait du grade) l'élément perturbateur, ou l'élément dont le comportement est incompatible avec la fonction.

Elles ne conviennent pas pour faire respecter la discipline au sens militaire du mot parce que les délais de procédure sont trop longs et que le fait d'écarter de l'emploi par une procédure administrative, malgré sa gravité plus grande, peut s'avérer moins exemplatif que la présence visible d'un membre du groupe temporairement, mais ostensiblement, isolé de celui-ci. Ces mesures ne conviennent donc pas à une « discipline de proximité » telle que la discipline militaire.

Sous réserve, partiellement, de leur but (elles visent avant tout à écarter temporairement ou définitivement de son emploi un militaire lorsqu'il y a incompatibilité entre son comportement et la fonction qu'il occupe), les mesures statutaires des militaires et celles des fonctionnaires sont, quant à leurs conséquences et à leur procédure, comparables.

A.2.17. Le cumul de mesures statutaires et de punitions disciplinaires militaires n'existe que pour les militaires. Le législateur a considéré qu'il était indispensable de préserver à côté des punitions disciplinaires militaires un système de mesures administratives soumises à un contrôle externe, en l'occurrence celui du Conseil d'Etat, et qu'il n'y avait aucune raison d'établir dans le domaine statutaire un régime totalement spécifique pour les militaires, par exemple, pour ce qui concerne la manière de les écarter de leur emploi.

A.2.18. Malgré leur similitude d'appellation, les punitions disciplinaires militaires (contrairement aux mesures statutaires) et les peines disciplinaires des fonctionnaires sont de nature totalement différente, ont des effets qui ne sont en rien comparables et appartiennent à des ordres différents.

A.2.19. Les punitions disciplinaires militaires et les mesures statutaires militaires ont un but totalement différent, les unes visant à réprimer les comportements incompatibles avec les devoirs des militaires et à empêcher des comportements de nature à compromettre la mission, les autres à écarter de son emploi le militaire dont des faits graves ont démontré l'incompatibilité avec l'emploi occupé et dont la sanction n'est pas, ou ne devrait pas être, le but recherché.

Le fait que la mesure ait un caractère disciplinaire ne signifie pas que le but poursuivi soit disciplinaire, mais qu'elle est la conséquence de faits à caractère disciplinaire.

Le but visé par l'autorité doit pouvoir ressortir de la motivation : celle-ci ne peut donc être identique pour la mesure statutaire et pour la punition disciplinaire. Une identité de motifs et de motivation dans les deux cas violerait le principe « non bis in idem », tandis que des motifs et une motivation différents démontreraient qu'il n'y a pas violation de ce principe.

A.2.20. La nature des deux types de mesure est totalement différente, comme le montre la jurisprudence du Conseil d'Etat qui, pour se déclarer incompétent à l'égard des punitions disciplinaires militaires, prend en compte le souci du législateur (qui a dès lors reconnu une fois de plus, conformément d'ailleurs à la Constitution, la spécificité militaire) de préserver la cohésion de l'armée.

A.2.21. Les effets des deux types de mesures sont également différents : les punitions disciplinaires emportent, dans le cadre de la solidarité de groupe qui règne à l'armée, une restriction à la liberté consistant en principe (à l'exception des sanctions purement verbales) en une « exclusion temporaire », plus ou moins stricte, du « coupable » durant les périodes de détente du groupe dont il fait partie; elles sont dans la plupart des cas inscrites au feuillet de punitions qui peut être utilisé tant au niveau de la gestion de la carrière de l'intéressé que lors d'une éventuelle comparution devant une juridiction militaire; les mesures statutaires sont en revanche la conséquence normale du constat d'incompatibilité avec l'état d'officier et n'ont jamais pour effet de porter atteinte à l'exercice de la liberté de déplacement de l'intéressé.

A.2.22. Les deux types de mesures se distinguent encore par l'autorité habilitée à les prendre (article 23 de la loi du 1er mars 1958) et par cela que les mesures statutaires ne sont jamais prises en compte lors d'une éventuelle comparution devant une juridiction militaire (disciplinaire ou pénale) alors que selon le Conseil d'Etat et jusqu'à la présente affaire, les punitions disciplinaires militaires ne sont que des mesures d'ordre intérieur à caractère spécifique.

Dans cette opinion, l'égalité devant la loi entre militaires et fonctionnaires n'est pas rompue. En effet, le Conseil d'Etat a jugé à plusieurs reprises pour des agents de la fonction publique que le principe « non bis in idem » ne s'appliquait pas au cumul de sanctions disciplinaires et de mesures d'ordre.

A.2.23. Il serait enfin absurde d'interdire le cumul des deux types de mesures puisqu'il suffirait qu'un militaire soit déjà puni disciplinairement pour qu'il échappe à toute mesure statutaire, même si la punition, ou souvent les multiples punitions révèlent (dans le dernier cas par leur accumulation ou par l'attitude inadaptée qu'elles démontrent) une conduite incompatible avec l'état de militaire.

En sens inverse, une autorité militaire disciplinairement compétente, confrontée à une situation dans laquelle l'ordre, la discipline et le caractère opérationnel de son unité seraient mis en danger par le comportement d'un subalterne, ne pourrait plus réagir qu'en proposant une mesure statutaire si le comportement de l'intéressé devait le mener à l'écartement de son emploi. Dans la plupart des cas, une telle procédure, vu les délais imposés, risquerait de causer des dégâts irréversibles du point de vue de l'ordre, de la discipline et du moral de l'unité.

A.2.24. Le principe non bis in idem n'est pas un principe absolu et la dérogation à ce principe que constitue le cumul (éventuel) de mesures d'ordres différents n'est pas spécifique aux militaires, mais s'applique à l'ensemble des agents des services publics.

Ainsi l'article 79, § 3, du statut des agents de l'Etat n'est-il pas d'application en ce qui concerne le cumul pour les agents de l'Etat des sanctions disciplinaires et des sanctions pénales. L'autonomie des deux mesures l'une par rapport à l'autre n'est limitée que par l'autorité de la chose jugée, quant à la matérialité des faits, et la suspension de l'action disciplinaire par l'action pénale, lorsqu'elle est prévue par le statut du fonctionnaire concerné.

Les fonctionnaires connaissent eux aussi des hypothèses dans lesquelles le principe n'est pas applicable, lorsque le Conseil d'Etat décide que (s'il est vrai que ce principe s'oppose à ce que l'on soit sanctionné disciplinairement à deux reprises pour les mêmes faits) ni la suspension préventive ni le licenciement de l'agent de police stagiaire ne sont des mesures disciplinaires, mais bien des mesures d'ordre, et que l'autorité qui prend une mesure d'ordre ne se prononce pas sur la question de culpabilité qui est essentielle pour une mesure disciplinaire.

Personne ne conteste que le principe ne soit pas applicable lorsque l'on décide que, contrairement à des punitions disciplinaires militaires, les sanctions disciplinaires civiles peuvent être prises suite à des condamnations pénales. Le principe n'est pas applicable en ce qui concerne les mesures de nature ou d'ordre différent, notamment les sanctions disciplinaires civiles et les sanctions pénales, ou encore les sanctions disciplinaires civiles et les « mesures d'ordre » telles que le licenciement ou la démission d'office, ou encore les mesures statutaires militaires et les punitions disciplinaires militaires qui forment une catégorie sui generis et appartiennent au même ordre générique que le droit pénal militaire.

Il s'ensuit qu'il n'y a pas de rupture du principe d'égalité devant la loi entre les militaires et les autres agents des services publics.

B B.1.1. Les peines disciplinaires prévues pour les agents de l'Etat sont le rappel à l'ordre, le blâme, la retenue de traitement, le déplacement disciplinaire, la suspension disciplinaire, la rétrogradation et la révocation (article 77, § 1er, de l'arrêté royal du 2 octobre 1937 portant le statut des agents de l'Etat et article 31, § 1er, de l'arrêté royal du 26 septembre 1994 fixant les principes généraux du statut administratif et pécuniaire des agents de l'Etat applicables au personnel des services des gouvernements de communauté et de région et des collèges de la Commission communautaire commune et de la Commission communautaire française ainsi qu'aux personnes morales de droit public qui en dépendent).

B.1.2. Les articles 22 à 29 de la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer portant le règlement de discipline des forces armées prévoient les punitions disciplinaires suivantes : rappel à l'ordre, remontrance, consigne de plusieurs heures, arrêts simples et arrêts de rigueur.

B.1.3. Les articles 20, 4°, et 23 de la loi du 1er mars 1958 relative au statut des officiers de carrière des forces terrestre, aérienne et navale et du service médical, ainsi que des officiers de réserve de toutes les forces armées et du service médical prévoient le retrait définitif d'emploi par démission d'office de l'officier qui s'est rendu coupable de faits incompatibles avec son état d'officier.

B.2. Aucun de ces textes ne traite du cumul de sanctions disciplinaires pour un même manquement mais les termes de la question indiquent que le juge qui la pose interprète les dispositions en cause en ce sens que le cumul est permis en ce qui concerne les militaires et ne l'est pas pour les agents d'autres services publics. Telle est donc la différence de traitement sur laquelle la Cour est appelée à se prononcer.

B.3. La qualité d'agent public que les militaires soumis aux lois des 1er mars 1958 et 14 janvier 1975 précitées partagent avec d'autres personnes n'implique pas que les premiers soient soumis en tout aux mêmes règles que les secondes. En disposant que les droits et les obligations des militaires sont réglés par la loi (article 182 de la Constitution) et en arrêtant lui-même des dispositions spécifiques relatives aux tribunaux militaires et à la manière de priver les militaires de leurs grades, honneurs et pensions (articles 157, alinéa 1er, et 186 de la Constitution), le Constituant a lui-même établi, entre les militaires et les agents d'autres services publics, une différence de traitement. Il reste que le législateur n'est pas dispensé de respecter les articles 10 et 11 de la Constitution lorsqu'il met en oeuvre les dispositions de celle-ci relatives aux militaires.

B.4. Les règles constitutionnelles de l'égalité et de la non-discrimination n'excluent pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée.

L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

B.5. En élaborant les règles relatives à l'armée, le législateur a eu indubitablement pour objectif de maintenir constamment celle-ci dans un état qui lui permette de participer de manière efficace à des opérations militaires, fussent-elles soudaines. Il a pu estimer qu'une telle fin requiert un état d'esprit particulièrement discipliné et que celui-ci ne peut être entretenu sans confier au supérieur militaire le pouvoir de réagir immédiatement à toute conduite indisciplinée.

B.6. Les punitions prévues par le règlement de discipline contenu dans la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer sont d'un tout autre ordre que la démission d'office prévue par la loi du 1er mars 1958 : celle-ci exclut un militaire de l'armée au lieu que celles-là n'ont pas d'incidence sur le statut administratif et pécuniaire et se limitent à des mesures dont la plupart n'excluent même pas la participation au service.

Corrélativement, l'article 23 de la loi du 1er mars 1958 prévoit que la mesure de démission d'office est prise par le Roi sur rapport motivé du ministre de la Défense nationale et après consultation d'un conseil d'enquête chargé, conformément à une procédure réglée par le Roi, de rechercher si les faits sont établis et de donner un avis sur leur gravité, alors que la procédure à suivre pour les punitions prévues par le règlement de discipline est beaucoup plus expéditive.

Dans ces conditions, le fait qu'un comportement peut être puni d'abord d'arrêts ou d'une punition moindre, et entraîner ensuite une démission d'office, ne revient pas, à proprement parler, à punir bis in idem. En effet, les punitions s'échelonnant du rappel à l'ordre aux arrêts, d'une part, la démission d'office, d'autre part, ont pour finalité de résoudre des problèmes différents : d'un côté, la loi permet de parer au plus pressé, par une mesure qui ne met pas en cause par elle-même la situation juridique du puni au sein des forces armées, à une atteinte portée à l'ordre qui doit régner au sein de ces forces, pour qu'elles aient le maximum de chances d'être opérationnelles; de l'autre côté, il s'agit de décider si l'intéressé a encore sa place dans l'armée, question que le supérieur habilité à rappeler à l'ordre ou à mettre aux arrêts ne peut avoir à traiter.

B.7. Il est sans pertinence en l'espèce d'alléguer la possibilité de recourir à la suspension par mesure d'ordre, qui est une mesure prise, par arrêté ministériel, dans l'intérêt du service, afin d'éloigner l'intéressé pendant la durée de la procédure disciplinaire (article 18 de la loi précitée du 1er mars 1958).

B.8. Quant à l'incidence possible des punitions disciplinaires sur l'avancement, elle n'est que la conséquence du fait qu'il y a lieu, pour l'avancement, d'apprécier les qualités de l'intéressé sur la base de toutes les informations disponibles.

B.9. Il résulte de ce qui précède que la différence de traitement en cause, entre les militaires et les agents d'autres services publics, n'est pas dépourvue de justification.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : En tant qu'ils permettent de prononcer cumulativement, à l'égard d'un officier, les sanctions disciplinaires qu'ils prévoient, alors que les agents d'autres services publics ne connaissent pas un tel cumul, les articles 20, 4°, et 23 de la loi du 1er mars 1958 relative au statut des officiers de carrière des forces terrestre, aérienne et navale et du service médical, ainsi que des officiers de réserve de toutes les forces armées et du service médical, et les articles 22 à 29 de la loi du 14 janvier 1975Documents pertinents retrouvés type loi prom. 14/01/1975 pub. 07/02/2014 numac 2014000071 source service public federal interieur Loi portant le règlement de discipline des Forces armées. - Coordination officieuse en langue allemande fermer portant le règlement de discipline des forces armées ne violent pas les articles 10 et 11 de la Constitution.

Ainsi prononcé en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 14 octobre 1997.

Le greffier, L. Potoms.

Le président, M. Melchior.

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