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Arrêt De La Cour Constitutionelle
publié le 27 janvier 1999

Arrêt n° 112/98 du 4 novembre 1998 Numéro du rôle : 1244 En cause : les questions préjudicielles relatives aux articles 63, 64, alinéa 2, 182 et 479 à 503 du Code d'instruction criminelle, posées par la Cour d'appel de Liège. La Cour d'arb composée des présidents M. Melchior et L. De Grève, et des juges H. Boel, L. François, G. De Baets,(...)

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Arrêt n° 112/98 du 4 novembre 1998 Numéro du rôle : 1244 En cause : les questions préjudicielles relatives aux articles 63, 64, alinéa 2, 182 et 479 à 503 du Code d'instruction criminelle, posées par la Cour d'appel de Liège.

La Cour d'arbitrage, composée des présidents M. Melchior et L. De Grève, et des juges H. Boel, L. François, G. De Baets, E. Cerexhe et R. Henneuse, assistée du greffier L. Potoms, présidée par le président M. Melchior, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet des questions préjudicielles Par arrêt du 24 novembre 1997 en cause de B. de Bonvoisin contre J.-F. Godbille, dont l'expédition est parvenue au greffe le 12 décembre 1997, la Cour d'appel de Liège a posé les questions préjudicielles suivantes : « 1. Les articles 63, 479, 480, 481, 482, 483 jusque y compris l'article 503 du Code d'instruction criminelle violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution au motif que la partie qui se prétend lésée par un délit commis par une personne visée à l'article 479 du Code d'instruction criminelle - nonobstant sa constitution de partie civile chez un juge d'instruction sur base de l'article 63 du même Code - dépendra quant à la suite de son action de la seule décision du procureur général sans aucun contrôle juridictionnel quant à la décision de citer, alors qu'une partie qui se prétend lésée par un délit commis par une personne non reprise à l'article 479 du Code d'instruction criminelle bénéficie de droits et garanties reconnus à tout plaignant de se constituer partie civile et d'initier par là des poursuites devant, en règle, faire l'objet d'une décision de justice ? 2. Les articles 64, alinéa 2, 182, 479, 481, 482, 483 jusque et y compris l'article 503 du Code d'instruction criminelle violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution au motif qu'il n'est prévu aucun recours contre la décision du procureur général de ne pas citer du chef d'un délit une des personnes visées à l'article 479 du Code d'instruction criminelle, alors que dans les matières du ressort de la police correctionnelle, la partie lésée peut s'adresser directement au tribunal correctionnel par citation directe ? » II.Les faits et la procédure antérieure 1. B.de Bonvoisin s'est constitué partie civile, le 7 mars 1997, entre les mains du juge d'instruction Connerotte de Neufchâteau contre J.-F. Godbille, premier substitut du procureur du Roi, domicilié à Bruxelles, « du chef de diffamations, faux serment, incitation au meurtre et injures envers magistrat », principalement en raison de propos que celui-ci aurait tenus le 25 février 1997, en qualité de témoin, devant la commission d'enquête des tueries du Brabant wallon siégeant à Bruxelles. 2. Le juge d'instruction lui ayant transmis ce procès-verbal, le procureur du Roi de Neufchâteau a saisi la chambre du conseil, le 6 mai 1997, de réquisitions visant à faire déclarer la constitution de partie civile irrecevable parce que dirigée contre une personne bénéficiant du privilège de juridiction.3. Par une ordonnance du 20 juin 1997, la chambre du conseil de Neufchâteau a sursis à statuer et a décidé de poser à la Cour d'arbitrage une question préjudicielle dont la Cour n'a pas été saisie.4. En effet, l'arrêt de la chambre des mises en accusation de la Cour d'appel de Liège avait annulé l'ordonnance précitée de Neufchâteau, recevait l'appel du ministère public et posait les deux questions préjudicielles mentionnées ci-dessus. III. La procédure devant la Cour Par ordonnance du 12 décembre 1997, le président en exercice a désigné les juges du siège conformément aux articles 58 et 59 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage.

Les juges-rapporteurs ont estimé n'y avoir lieu de faire application des articles 71 ou 72 de la loi organique.

La décision de renvoi a été notifiée conformément à l'article 77 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 27 janvier 1998.

L'avis prescrit par l'article 74 de la loi organique a été publié au Moniteur belge du 31 janvier 1998.

Des mémoires ont été introduits par : - B. de Bonvoisin, demeurant à 1040 Bruxelles, avenue des Nerviens 7, par lettre recommandée à la poste le 10 mars 1998; - J.-F. Godbille, demeurant à 1030 Bruxelles, avenue des Capucines 9, par lettre recommandée à la poste le 13 mars 1998; - le Conseil des ministres, rue de la Loi 16, 1000 Bruxelles, par lettre recommandée à la poste le 13 mars 1998.

Ces mémoires ont été notifiés conformément à l'article 89 de la loi organique, par lettres recommandées à la poste le 25 mars 1998.

Des mémoires en réponse ont été introduits par : - B. de Bonvoisin, par lettre recommandée à la poste le 24 avril 1998; - J.-F. Godbille, par lettre recommandée à la poste le 24 avril 1998; - le Conseil des ministres, par lettre recommandée à la poste le 24 avril 1998.

Par ordonnance du 27 mai 1998, la Cour a prorogé jusqu'au 12 décembre 1998 le délai dans lequel l'arrêt doit être rendu.

Par ordonnance du 8 juillet 1998, la Cour a déclaré l'affaire en état et fixé l'audience au 30 septembre 1998.

Cette ordonnance a été notifiée aux parties ainsi qu'à leurs avocats par lettres recommandées à la poste le 10 juillet 1998.

A l'audience publique du 30 septembre 1998 : - ont comparu : . B. de Bonvoisin, assisté de Me J. Baudoin, avocat au barreau de Neufchâteau, et de Me I. Traest, avocat au barreau de Gand; . Me E. Jakhian et Me E. Van Nuffel, avocats au barreau de Bruxelles, pour J.-F. Godbille; . Me N. Cahen loco Me R. Verstraeten, avocats au barreau de Bruxelles, pour le Conseil des ministres; - les juges-rapporteurs E. Cerexhe et H. Boel ont fait rapport; - les avocats précités et B. de Bonvoisin ont été entendus; - l'affaire a été mise en délibéré.

La procédure s'est déroulée conformément aux articles 62 et suivants de la loi organique, relatifs à l'emploi des langues devant la Cour.

IV. Objet des dispositions en cause Les articles du Code d'instruction criminelle qui font l'objet des questions préjudicielles disposent en ces termes : «

Art. 63.Toute personne qui se prétendra lésée par un crime ou délit pourra en rendre plainte et se constituer partie civile devant le juge d'instruction compétent. » «

Art. 64.[...] Dans les matières du ressort de la police correctionnelle, la partie lésée pourra s'adresser directement au tribunal correctionnel, dans la forme qui sera ci-après réglée. » «

Art. 182.Le tribunal sera saisi, en matière correctionnelle, de la connaissance des délits de sa compétence, soit par le renvoi qui lui en sera fait d'après les articles 130 et 160 ci-dessus, soit par la citation donnée directement à l'inculpé et aux personnes civilement responsables du délit par la partie civile, et, dans tous les cas, par le procureur du Roi, soit par la convocation de l'inculpé par procès-verbal, conformément à l'article 216quater. » Le principe du privilège de juridiction d'où résultent les questions posées par la Cour d'appel de Liège est contenu dans les articles 479 et 483 du Code d'instruction criminelle, qui énoncent : «

Art. 479.Lorsqu'un juge de paix, un juge au tribunal de police, un juge au tribunal de première instance, au tribunal du travail ou au tribunal de commerce, un conseiller à la cour d'appel ou à la cour du travail, un conseiller à la Cour de cassation, un magistrat du parquet près un tribunal ou une cour, un membre de la Cour des comptes, un membre du Conseil d'Etat, de l'auditorat ou du bureau de coordination près le Conseil d'Etat, un membre de la Cour d'arbitrage, un référendaire près cette Cour, un général commandant une division, un gouverneur de province est prévenu d'avoir commis, hors de ses fonctions, un délit emportant une peine correctionnelle, le procureur général près la cour d'appel le fait citer devant cette cour, qui prononce sans qu'il puisse y avoir appel. » «

Art. 483.Lorsqu'un juge de paix, un juge au tribunal de police, un juge au tribunal de première instance, au tribunal du travail ou au tribunal de commerce, un conseiller à la cour d'appel ou à la cour du travail, un conseiller à la Cour de cassation, un magistrat du parquet près un tribunal ou une cour, un membre de la Cour des comptes, un membre du Conseil d'Etat, de l'auditorat ou du bureau de coordination près le Conseil d'Etat, un membre de la Cour d'arbitrage, un référendaire près cette Cour, un général commandant une division, un gouverneur de province est prévenu d'avoir commis, dans l'exercice de ses fonctions, un délit emportant une peine correctionnelle, ce délit est poursuivi et jugé comme il est dit à l'article 479. » Les articles 479 jusqu'à 503 du Code d'instruction criminelle règlent la poursuite et le jugement de crimes ou délits commis notamment par des magistrats du tribunal de première instance.

V. En droit - A - Mémoire de B. de Bonvoisin A.1. Les deux questions préjudicielles appellent une réponse affirmative.

Les modalités particulières de mise en accusation des magistrats et de certains fonctionnaires prévues par les articles 479 et suivants du Code d'instruction criminelle établissent une discrimination, voire un traitement différent, de deux catégories de personnes lésées par des infractions pénales en ce que ces modalités ne permettent pas à la partie lésée par une infraction commise par l'une des personnes visées par ces dispositions de se constituer partie civile entre les mains d'un juge d'instruction ou de citer l'auteur des faits directement devant le tribunal compétent, alors que la partie lésée par le fait d'une personne qui ne bénéficie pas de la protection de ces dispositions peut user de ces correctifs au pouvoir du ministère public de classer la plainte sans suite.

Cette différence de traitement n'est pas justifiée par rapport à l'objectif poursuivi par ces dispositions (notamment, prémunir le magistrat ou le fonctionnaire mis en cause des poursuites intempestives initiées par une partie mue par l'esprit de vengeance) parce que le législateur aurait pu utiliser d'autres moyens, tels que la citation directe devant la cour d'appel, juridiction compétente en application des articles 479 et suivants du Code d'instruction criminelle, l'obligation de consignation en cas de citation directe devant un tribunal ou, à tout le moins, aurait pu prévoir un droit de recours contre la décision du procureur général près la cour d'appel de classer la plainte sans suite.

Le critère de différence n'est ni un critère objectif ni un critère adéquat. Une personne lésée par une infraction pénale devrait disposer d'un correctif au pouvoir du ministère public de classer une plainte sans suite, c'est-à-dire du pouvoir de mettre en mouvement l'action publique afin d'assurer l'implication d'un juge dans l'affaire.

Mémoire de J.-F. Godbille A.2.1. La première question préjudicielle appelle une réponse négative. En effet, la compétence exclusive du procureur général près la cour d'appel pour exercer les poursuites contre un magistrat, si elle ôte à la partie civile l'influence qu'elle peut exercer d'ordinaire sur l'action publique en se constituant partie civile devant le juge d'instruction, ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution. La différence de traitement est, en effet, proportionnée à l'objectif poursuivi reconnu comme légitime par la Cour d'arbitrage dans l'arrêt n° 66/94. La partie civile n'est d'ailleurs pas privée du droit de demander la réparation de son dommage devant les juridictions répressives. D'une part, en effet, le procureur général près la cour d'appel sera généralement saisi à la suite de la plainte de la personne lésée. La partie lésée, en règle générale, est donc à l'origine de l'action publique et, à cet égard, sa situation n'est guère différente de celle de la partie lésée dans la procédure de droit commun.

Le procureur général près la cour d'appel instruit ensuite les faits de la cause pour déterminer si les faits semblent établis, s'ils sont imputables au magistrat mis en cause et justifient sa mise en jugement. Dans l'affirmative, la partie lésée voit donc sa plainte aboutir devant une juridiction de jugement et elle peut se constituer régulièrement partie civile contre l'auteur de l'infraction.

Ce n'est seulement que si les faits ne sont pas établis ou qu'ils ne sont pas imputables au magistrat mis en cause que le procureur général peut décider de classer la plainte sans suite.

Sans doute la partie lésée ne dispose-t-elle pas du moyen d'éviter une telle décision, ni de la contester. Mais l'absence de poursuite, pour la partie lésée, à la suite d'une décision de classement sans suite par le procureur général, a la même incidence qu'une ordonnance de non-lieu prononcée par une juridiction d'instruction ou un jugement d'acquittement prononcé par une juridiction de jugement. Dans l'un et l'autre cas, l'auteur des faits dont elle se prétend victime ne sera pas condamné parce que les faits ou la culpabilité de l'auteur ne sont pas établis.

Plus fondamentalement, le classement sans suite de la plainte par le procureur général près la cour d'appel n'a pas pour conséquence de priver définitivement la partie lésée de toute réparation.

La partie lésée, en effet, dispose toujours du droit de demander la réparation de son préjudice devant les juridictions civiles. Dès lors, l'absence de maîtrise de la partie lésée sur la mise en oeuvre de l'action publique n'est pas une mesure excessive au regard des principes d'égalité et de non-discrimination.

A.2.2. La seconde question préjudicielle appelle, elle aussi, une réponse négative.

Dans le mécanisme de mise en accusation des magistrats et de certains fonctionnaires prévu par les articles 479 et suivants du Code d'instruction criminelle, la partie lésée ne dispose pas des moyens de faire obstacle à la décision du procureur général de ne pas poursuivre, en particulier en exerçant un recours contre cette décision, alors que, dans la procédure de droit commun, la partie lésée peut éviter cet obstacle en citant directement l'auteur de l'infraction devant le tribunal compétent.

Cependant, l'absence de recours contre la décision de classement sans suite n'est pas la conséquence des dispositions visées dans les questions préjudicielles mais de l'article 128 du Code d'instruction criminelle (aux termes duquel « si les juges sont d'avis que le fait ne présente ni crime, ni délit, ni contravention, ou qu'il n'existe aucune charge contre l'inculpé, il sera déclaré qu'il n'y a pas lieu à poursuivre ») et de l'article 135 du même Code (relatif aux voies de recours à l'encontre d'une ordonnance de non-lieu).

A titre subsidiaire, il faut considérer que cette absence de recours est justifiée par un objectif légitime - celui d'éviter des mises en cause inopportunes de magistrats et de certains fonctionnaires devant les juridictions répressives - et cette absence de recours est proportionnée aux motifs qui la fondent, ce que la Cour a rappelé dans son arrêt n° 43/95 du 6 juin 1995 en considérant que « la voie de recours offerte [...] par l'article 135 du Code d'instruction criminelle est une exception à la règle selon laquelle l'action publique est exercée par le ministère public. Le législateur a pu redouter que la partie civile n'abuse de son droit d'appel et ne nuise à l'inculpé en prolongeant l'instruction, pour des motifs étrangers à l'intérêt général, par une opposition intempestive. La mesure critiquée est la contrepartie du droit exceptionnel donné à la partie civile de prolonger l'action publique » (point B.3 de l'arrêt) et en jugeant que la mesure critiquée « ne limite pas de manière excessive les droits de la personne [...] lésée : celle-ci a la faculté de porter sa demande devant le juge civil » (point B.4 de l'arrêt).

Mémoire du Conseil des ministres A.3. Les deux questions préjudicielles appellent une réponse négative.

Celles-ci ne concernent pas le privilège de juridiction en soi, mais portent sur la privation, dans le chef des victimes d'un crime ou d'un délit commis par une personne bénéficiant de ce privilège de juridiction, de la possibilité de se constituer partie civile entre les mains du juge d'instruction ou de citer un prévenu devant le tribunal correctionnel.

Les articles 10 et 11 de la Constitution interdisent seulement d'instaurer une différence de traitement lorsque celle-ci est dépourvue de justification, devenant ainsi discriminatoire.

Tel n'est pas le cas pour la différence soulevée par les questions préjudicielles.

Il a été constamment souligné, tant par le législateur que par la doctrine et la jurisprudence, que les articles 479 et suivants du Code d'instruction criminelle ont été instaurés dans un but d'intérêt général, et que la raison d'être de ces dispositions légales est étrangère à tout intérêt ou avantage personnel.

Le régime du privilège de juridiction poursuit un double but : d'une part, il faut éviter que les magistrats puissent être jugés par des collègues se trouvant dans une position telle qu'elle pourrait prêter à une indulgence excessive ou à une sévérité extrême; d'autre part, il faut empêcher que les magistrats puissent devenir l'objet d'accusations téméraires ou malveillantes à cause des fonctions publiques qu'ils occupent.

Il échet de souligner que les motifs qui sont à la base des articles 479 et suivants du Code d'instruction criminelle n'ont nullement conduit le législateur à créer un régime de faveur pour les personnes qui y sont soumises : le « privilège de juridiction » prive cette catégorie de personnes d'un degré de juridiction dans l'appréciation du bien-fondé d'une inculpation portée contre elles.

La Cour d'arbitrage a déjà explicitement rappelé ces principes dans ses arrêts du 14 juillet 1994 et du 7 novembre 1996.

S'il n'existe pas de recours qui puisse être exercé directement par la personne qui se prétend lésée, celle-ci pourra dénoncer l'infraction, afin qu'une initiative puisse être prise par le ministre de la Justice ou par la cour d'appel.

Il faut souligner que la partie préjudiciée pourra toujours introduire une action civile devant les juridictions civiles pour réclamer des dommages et intérêts résultant de l'infraction dont elle estime être la victime.

Mémoire en réponse de B. de Bonvoisin A.4.1. La portée des arrêts de la Cour d'arbitrage des 14 juillet 1994 et 7 novembre 1996 ne peut être contestée; elle ne doit pas cependant, même pas implicitement, comme tendent à le présenter les parties adverses, être élargie de façon incorrecte.

Ces deux arrêts ne se sont pas prononcés sur les questions préjudicielles qui font l'objet de la présente cause.

La Cour ne s'est prononcée que sur la question d'une éventuelle discrimination des personnes bénéficiant du privilège de juridiction.

Il ne peut donc être prétendu, même implicitement, que les réponses que donnera la Cour aux présentes questions préjudicielles seraient les mêmes que celles des deux arrêts précités.

A.4.2. La question ne concerne pas le contenu du droit dont est dépourvue la victime d'un délit commis par une personne bénéficiant du privilège de juridiction, mais a pour objet de savoir si le critère employé peut justifier la différence de traitement, et donc la privation dans le chef d'une catégorie de personnes lésées, du correctif au pouvoir du ministère public.

Il y a bien une différence entre, d'une part, les moyens d'obtenir réparation du dommage et, d'autre part, la possibilité de faire entamer l'action publique. Cette dernière possibilité est une protection supplémentaire des victimes qui subissent un dommage, causé par une faute civile (article 1382 du Code civil) qui est également, et en même temps, une infraction punissable. C'est de cette dernière protection supplémentaire que sont dépourvues les victimes d'un délit commis par une personne bénéficiant du privilège de juridiction, et ceci de façon injustifiable.

La constatation que les personnes lésées par un délit commis par une personne bénéficiant du privilège de juridiction disposent toujours de leur droit d'action devant les tribunaux civils et ne sont pas privées de la possibilité d'obtenir la réparation de leur dommage, n'est point relevante.

Mémoire en réponse de J.-F. Godbille A.5. La partie prétendument lésée - qui ne conteste pas que la distinction entre les parties lésées selon qu'elles ont été victimes d'une infraction commise par un magistrat ou un fonctionnaire ou ont été victimes d'une infraction commise par une personne ne bénéficiant pas de la protection des articles 479 et suivants du Code d'instruction criminelle repose sur un critère objectif - n'établit pas que la différence de traitement dénoncée serait excessive par rapport au but visé par ces dispositions. Au contraire, dans la critique du mécanisme mis en place par les articles 479 et suivants du Code d'instruction criminelle, elle évite la discussion du caractère proportionné de cette différence de traitement, alors que cet examen permet précisément de conclure à l'absence de violation des principes d'égalité et de non-discrimination.

D'autre part, les mesures évoquées comme « correctifs » au pouvoir du procureur général près la cour d'appel de décider de ne pas poursuivre le magistrat ou le fonctionnaire mis en cause contredisent l'objectif poursuivi par le législateur, soit parce qu'elles ne sont pas de nature à empêcher l'action intempestive de la partie civile (la citation directe devant la cour d'appel et le droit de recours contre la décision du procureur général de ne pas poursuivre) soit parce qu'elles remettent en cause le principe du privilège de juridiction et la compétence exclusive de la cour d'appel (l'obligation de consignation en cas de citation directe devant le tribunal correctionnel). En raison de leurs effets et de la contradiction fondamentale qu'elles apportent aux principes à la base du mécanisme mis en place par les articles 479 et suivants du Code d'instruction criminelle, ces mesures sont insuffisantes à établir que, en ne les adoptant pas, le législateur aurait violé les articles 10 et 11 de la Constitution.

Le fait que le procureur général près la cour d'appel ait seul le pouvoir de mettre en oeuvre l'action publique à l'encontre des magistrats et de certains fonctionnaires pour les infractions qu'ils commettent dans ou en dehors de l'exercice de leur fonction, sans que la partie préjudiciée puisse elle-même mettre en mouvement l'action publique en se constituant partie civile ou en citant l'auteur du délit directement devant le tribunal compétent ou puisse contester la décision de ne pas poursuivre, ne méconnaît pas les principes d'égalité et de non-discrimination.

La différence de traitement qui est ainsi établie entre les parties lésées, selon que l'auteur du délit bénéficie ou non des modalités de mise en accusation établies par les articles 479 et suivants du Code d'instruction criminelle, repose sur un critère objectif et poursuit un but légitime.

Dans son arrêt n° 66/94 du 14 juillet 1994, la Cour d'arbitrage a ainsi rappelé, à la manière d'un obiter dictum, que « le privilège de juridiction, applicable aux magistrats, y compris les magistrats suppléants, et à certains autres titulaires de fonctions publiques, a été instauré en vue de garantir à l'égard de ces personnes une administration de la justice impartiale et sereine. Les règles spécifiques en matière d'instruction, de poursuite et de jugement qu'implique le privilège de juridiction entendent éviter, d'une part, que des poursuites téméraires, injustifiées ou vexatoires soient intentées contre les personnes auxquelles ce régime est applicable et, d'autre part, que ces mêmes personnes soient traitées avec trop de sévérité ou trop de clémence » (point B.2 de l'arrêt; en ce sens, voy. également l'arrêt n° 60/96 du 7 novembre 1996, point B.3).

Mémoire en réponse du Conseil des ministres A.6. Contrairement à ce que fait valoir la partie prétendument visée, le législateur, en instaurant le régime des articles 479 et suivants du Code d'instruction criminelle, n'a pas seulement eu égard au point de vue des magistrats. Le fait qu'une personne qui s'estime lésée par une infraction commise par un magistrat n'a pas la faculté de mettre en mouvement l'action publique résulte de la raison d'être même du régime de privilège de juridiction.

En évitant l'exercice direct de poursuites, qui peuvent revêtir un caractère téméraire ou malveillant, par la prétendue victime de l'infraction et en soumettant la mise en mouvement de l'action publique à une initiative du procureur général, le législateur a garanti l'indépendance et l'impartialité des magistrats.

Il n'est pas exact que, pour obtenir le même résultat que celui assuré par le système actuel, le législateur aurait pu utiliser d'autres moyens.

En effet, le législateur a précisément voulu éviter que la personne s'estimant lésée par une infraction commise par un magistrat puisse saisir directement une autorité juridictionnelle, qui devrait alors statuer sur les poursuites à l'égard de la personne bénéficiant du privilège de juridiction. Sur ce point, il convient de souligner qu'une jurisprudence constante de la Commission européenne des droits de l'homme à Strasbourg décide que le droit pour une partie préjudiciée de mettre en mouvement une action publique, soit par une citation directe, soit en forçant le ministère public à introduire une procédure pénale, n'est pas compris dans les droits garantis par la Convention européenne des droits de l'homme.

Finalement, pour autant que de besoin, c'est à tort qu'il est soutenu que l'impossibilité de mettre en mouvement une action publique par une constitution de partie civile ou une citation directe pour les infractions relevant de la compétence du tribunal de la jeunesse ou des juridictions militaires n'a trait qu'aux compétences de ces juridictions spécifiques.

Comme c'est le cas pour le régime de privilège de juridiction, c'est pour des raisons objectives et d'une manière raisonnablement justifiée que le législateur a limité les possibilités de mettre en mouvement l'action publique.

Quant aux délinquants mineurs, le législateur, en réservant au ministère public le droit d'intenter une action pénale, a voulu veiller à ce que seules des considérations de nature pédagogique et relatives à l'intérêt du mineur soient déterminantes.

Quant aux personnes relevant de la juridiction militaire, le législateur a également estimé que des raisons de discipline et d'organisation militaire nécessitent que soit exclue la possibilité pour toute personne se prétendant lésée par une infraction de mettre en mouvement une action publique. - B - B.1. Les deux questions préjudicielles portent sur le point de savoir si la compétence exclusive et sans appel que détient le procureur général près la cour d'appel d'exercer les poursuites contre un magistrat ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'elle ne permet pas à une partie qui se prétend lésée par une infraction de mettre l'action publique en mouvement en se constituant partie civile dans les mains d'un juge d'instruction ou en citant directement devant le juge pénal, contrairement aux autres personnes qui se prétendent lésées par une infraction commise par une personne non visée à l'article 479 du Code d'instruction criminelle.

B.2. Il résulte des termes des questions que le problème posé réside essentiellement dans l'article 479 du Code d'instruction criminelle, qui dispose : « Lorsqu'un juge de paix, un juge au tribunal de police, un juge au tribunal de première instance, au tribunal du travail ou au tribunal de commerce, un conseiller à la cour d'appel ou à la cour du travail, un conseiller à la Cour de cassation, un magistrat du parquet près un tribunal ou une cour, un membre de la Cour des comptes, un membre du Conseil d'Etat, de l'auditorat ou du bureau de coordination près le Conseil d'Etat, un membre de la Cour d'arbitrage, un référendaire près cette Cour, un général commandant une division, un gouverneur de province est prévenu d'avoir commis, hors de ses fonctions, un délit emportant une peine correctionnelle, le procureur général près la cour d'appel le fait citer devant cette cour, qui prononce sans qu'il puisse y avoir appel. » B.3. Le système dit du privilège de juridiction, applicable aux magistrats, y compris aux magistrats suppléants, et à certains autres titulaires de fonctions publiques, a été instauré en vue de garantir à l'égard de ces personnes une administration de la justice impartiale et sereine. Les règles spécifiques qu'il comporte en matière d'instruction, de poursuite et de jugement entendent éviter, d'une part, que des poursuites téméraires, injustifiées ou vexatoires soient intentées contre les personnes auxquelles ce régime est applicable et, d'autre part, que ces mêmes personnes soient traitées avec trop de sévérité ou trop de clémence.

L'ensemble de ces motifs peut raisonnablement justifier que les personnes auxquelles s'applique le privilège de juridiction soient, en matière d'instruction, de poursuite et de jugement, traitées différemment des justiciables auxquels s'appliquent les règles ordinaires de l'instruction criminelle.

B.4. Les questions préjudicielles ne concernent pas le privilège de juridiction en soi, mais portent sur la privation, dans le chef des victimes d'un crime ou d'un délit commis par une personne bénéficiant de ce privilège de juridiction, de la possibilité de se constituer partie civile entre les mains du juge d'instruction ou de citer un prévenu devant le tribunal correctionnel, d'une part, et sur la privation de la possibilité d'introduire un recours contre la décision du procureur général, d'autre part. Au sein de la catégorie des personnes susceptibles d'être lésées par une infraction, une différence de traitement est ainsi instaurée entre celles qui subissent les effets de l'article 479 et la généralité des citoyens.

B.5.1. Dès lors que les objectifs légitimes poursuivis par le législateur justifient qu'il ait confié aux cours d'appel la compétence de connaître des délits à charge des personnes auxquelles s'applique le privilège de juridiction, il n'est pas manifestement déraisonnable d'avoir réservé l'exclusivité de la compétence d'introduire les poursuites contre ces personnes au procureur général près la cour d'appel, sans permettre l'exercice direct de poursuites, qui peuvent revêtir un caractère téméraire ou malveillant, par la personne s'estimant lésée par l'infraction.

Le législateur pouvait, dans la logique du système établi, ne pas prévoir, à l'instar de la décision rendue par la Cour d'appel qui, elle non plus, n'est pas susceptible d'appel, de recours dans le chef de la partie prétendument lésée à l'encontre de la décision du procureur général de ne pas poursuivre l'auteur présumé de l'infraction.

B.5.2. Ces mesures ne limitent pas de manière excessive les droits de la personne qui se prétend lésée : celle-ci, qui ne peut poursuivre qu'un intérêt privé même lorsqu'elle met l'action publique en mouvement, a la faculté de porter une demande en réparation devant le juge civil, sans compter qu'elle peut dénoncer l'infraction, afin qu'une initiative puisse être prise par le ministre de la Justice (articles 482 et 486 du Code d'instruction criminelle) ou par la cour d'appel (article 443 du Code judiciaire).

B.6. Les deux questions préjudicielles appellent une réponse négative.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 479 du Code d'instruction criminelle ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution en tant qu'il réserve au procureur général près la cour d'appel la décision de poursuivre ou non les magistrats pour les infractions qu'ils sont susceptibles d'avoir commises et en tant qu'il a pour conséquence de ne pas permettre à la partie qui se prétend lésée de mettre en mouvement l'action publique en se constituant partie civile ou par citation directe, ni d'introduire un recours contre la décision de ne pas poursuivre.

Ainsi prononcé en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 4 novembre 1998.

Le greffier, L. Potoms.

Le président, M. Melchior.

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