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Arrêt
publié le 15 octobre 2013

Extrait de l'arrêt n° 105/2013 du 9 juillet 2013 Numéro du rôle : 5608 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 318, § 1 er , du Code civil, posée par la Cour d'appel de Bruxelles. La Cour constitutionnelle,

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COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 105/2013 du 9 juillet 2013 Numéro du rôle : 5608 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 318, § 1er, du Code civil, posée par la Cour d'appel de Bruxelles.

La Cour constitutionnelle, composée du président M. Bossuyt et, conformément à l'article 60bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, du président émérite R. Henneuse, et des juges E. De Groot, L. Lavrysen, J.-P. Moerman, E. Derycke et P. Nihoul, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président M. Bossuyt, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par arrêt du 26 février 2013 en cause de B.G. contre L.P., et également en cause de E.C. et Me Johan Billiet, en sa qualité de tuteur ad hoc de E.G., dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 7 mars 2013, la Cour d'appel de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 318, § 1er, du Code civil viole-t-il l'article 22 de la Constitution, combiné avec l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, en ce que l'action en contestation de paternité est irrecevable si l'enfant a la possession d'état à l'égard du mari de sa mère, même si cette action est intentée par ' la personne qui revendique la paternité de l'enfant ', en d'autres termes par le père génétique de l'enfant ? ».

Le 27 mars 2013, en application de l'article 72, alinéa 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, les juges-rapporteurs E. De Groot et P. Nihoul ont informé la Cour qu'ils pourraient être amenés à proposer de rendre un arrêt de réponse immédiate. (...) III. En droit (...) B.1. La question préjudicielle porte sur l'article 318, § 1er, du Code civil, qui dispose : « A moins que l'enfant ait la possession d'état à l'égard du mari, la présomption de paternité peut être contestée par la mère, l'enfant, l'homme à l'égard duquel la filiation est établie et par la personne qui revendique la paternité de l'enfant ».

Concernant la possession d'état, l'article 331nonies du Code civil dispose : « La possession d'état doit être continue.

Elle s'établit par des faits qui, ensemble ou séparément, indiquent le rapport de filiation.

Ces faits sont entre autres : - que l'enfant a toujours porté le nom de celui dont on le dit issu; - que celui-ci l'a traité comme son enfant; - qu'il a, en qualité de père ou de mère, pourvu à son entretien et à son éducation; - que l'enfant l'a traité comme son père ou sa mère; - qu'il est reconnu comme son enfant par la famille et dans la société; - que l'autorité publique le considère comme tel ».

B.2. La juridiction a quo demande si l'article 318, § 1er, du Code civil est compatible avec l'article 22 de la Constitution, combiné avec l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, en ce que l'action en contestation de paternité, intentée par la personne qui revendique la paternité, est irrecevable si l'enfant a la possession d'état à l'égard du mari de la mère.

B.3.1. L'article 318 du Code civil règle la possibilité de contester la présomption de paternité du mari de la mère de l'enfant. La présomption de paternité a été instituée par l'article 315 du Code civil. Dans les délais fixés au paragraphe 2 de l'article 318 - qui diffèrent selon les titulaires de l'action -, l'action est ouverte seulement à la mère, à l'enfant, à l'homme à l'égard duquel la filiation est établie et à la personne qui revendique la paternité de l'enfant.

La possibilité de contester la présomption de paternité est toutefois soumise à une limitation : la demande en contestation est irrecevable - quel que soit le titulaire de l'action - lorsque l'enfant a la possession d'état à l'égard du mari.

B.3.2. Il ressort des travaux préparatoires de l'article 318 du Code civil qu'il n'existait pas, initialement, d'unanimité quant à la question de savoir si la possession d'état devait empêcher toute contestation de la filiation, entre autres parce que cette notion ne coïncide pas nécessairement avec celle de l'« intérêt de l'enfant » et parce que la conception de la paix des familles qu'elle entend protéger évolue rapidement (Doc. parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-0597/024, pp. 60-62). Après un débat approfondi au sein de la sous-commission « Droit de la famille » de la commission de la Justice de la Chambre des représentants, le législateur a estimé devoir ériger la « possession d'état » en fin de non-recevoir de la demande en contestation de la présomption de paternité. L'amendement qui avait cet objet et qui est à la base de la disposition en cause a été justifié comme suit : « Tout d'abord, l'amendement proposé entend limiter les titulaires d'action aux personnes véritablement intéressées à savoir le mari, la mère, l'enfant et la personne qui revendique la paternité ou la maternité de l'enfant.

Ensuite, il nous paraît nécessaire de protéger autant que possible la cellule familiale de l'enfant en maintenant, d'une part, la possession d'état qui correspond à la situation d'un enfant considéré par tous comme étant véritablement l'enfant de ses parents même si cela ne correspond pas à la filiation biologique, et d'autre part, en fixant des délais d'action » (Doc. parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-0597/026, p. 6, et DOC 51-0597/032, p. 31).

Le législateur a donc eu l'intention expresse de mieux protéger le lien de filiation, d'une part, en maintenant la possession d'état et, d'autre part, en empêchant d'autres tiers, tels que les grands-parents, d'agir (Doc. parl., Sénat, 2005-2006, n° 3-1402/7, p. 4). Après que la commission de la Justice du Sénat eut émis des doutes au sujet de ces principes, notamment en ce qui concerne les problèmes d'interprétation auxquels la notion de « possession d'état » pouvait donner lieu, le ministre de la Justice a confirmé qu'il n'avait pas été envisagé par la Chambre de modifier les règles relatives à la possession d'état : « Le projet modifie déjà un nombre important de règles et même si l'application de la notion de possession d'état présente parfois certaines difficultés en jurisprudence, il n'est pas nécessaire de modifier cette institution séculaire. Le législateur de 1987 avait choisi de la maintenir afin que la vérité biologique ne l'emporte pas toujours sur la vérité socio-affective. Ce choix doit être préservé et la nécessité de modifier le concept de possession d'état ne s'impose pas » (Doc. parl., Sénat, 2005-2006, n° 3-1402/7, p. 9).

B.4. La Cour doit contrôler l'article 318, § 1er, du Code civil au regard de l'article 22 de la Constitution, combiné avec l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

L'article 22 de la Constitution dispose : « Chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, sauf dans les cas et conditions fixés par la loi.

La loi, le décret ou la règle visée à l'article 134 garantissent la protection de ce droit ».

L'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme dispose : « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ». Il ressort des travaux préparatoires de l'article 22 de la Constitution que le Constituant a entendu rechercher la plus grande « concordance [possible] avec l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH), afin d'éviter toute contestation sur le contenu respectif de l'article de la Constitution et de l'article 8 de la CEDH » (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 997/5, p. 2).

B.5. Le régime de contestation de la présomption de paternité en cause relève donc de l'application de l'article 22 de la Constitution et de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

B.6. Le droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu'il est garanti par les dispositions précitées, a pour but essentiel de protéger les personnes contre les ingérences dans leur vie privée et leur vie familiale.

L'article 22, alinéa 1er, de la Constitution, pas plus que l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, n'exclut une ingérence de l'autorité publique dans le droit au respect de la vie privée, mais il exige que cette ingérence soit prévue dans une disposition législative suffisamment précise, qu'elle réponde à un besoin social impérieux et qu'elle soit proportionnée à l'objectif légitime poursuivi. Ces dispositions engendrent en outre l'obligation positive pour l'autorité publique de prendre des mesures visant à garantir un respect effectif de la vie familiale, même dans le cadre des relations entre individus (CEDH, 27 octobre 1994, Kroon et autres c. Pays-Bas, § 31). B.7. Le législateur, lorsqu'il élabore un régime légal qui entraîne une ingérence de l'autorité publique dans la vie privée, jouit d'une marge d'appréciation pour tenir compte du juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble (CEDH, 26 mai 1994, Keegan c. Irlande, § 49; 27 octobre 1994, Kroon et autres c. Pays-Bas, § 31; 2 juin 2005, Znamenskaya c. Russie, § 28; 24 novembre 2005, Shofman c. Russie, § 34).

Cette marge d'appréciation du législateur n'est toutefois pas illimitée : pour apprécier si une règle légale est compatible avec le droit au respect de la vie privée, il convient de vérifier si le législateur a trouvé un juste équilibre entre tous les droits et intérêts en cause. Pour cela, il ne suffit pas que le législateur ménage un équilibre entre les intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble, mais il doit également ménager un équilibre entre les intérêts contradictoires des personnes concernées (CEDH, 6 juillet 2010, Backlund c. Finlande, § 46), sous peine de prendre une mesure qui ne serait pas proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis.

B.8. La paix des familles et la sécurité juridique des liens familiaux, d'une part, et l'intérêt de l'enfant, d'autre part, constituent des buts légitimes dont le législateur peut tenir compte pour empêcher que la contestation de la présomption de paternité puisse être exercée sans limitation. A cet égard, il est pertinent de ne pas laisser prévaloir a priori la réalité biologique sur la réalité socio-affective de la paternité.

B.9. En érigeant la « possession d'état » en fin de non-recevoir absolue de l'action en contestation de la présomption de paternité, le législateur a cependant fait prévaloir dans tous les cas la réalité socio-affective de la paternité sur la réalité biologique. Du fait de cette fin de non-recevoir absolue, l'homme qui revendique la paternité est totalement privé de la possibilité de contester la présomption de paternité d'un autre homme, à l'égard duquel l'enfant a la possession d'état.

Il n'existe dès lors, pour le juge, aucune possibilité de tenir compte des intérêts de toutes les parties concernées.

Une telle mesure n'est pas proportionnée aux buts légitimes poursuivis par le législateur et n'est dès lors pas compatible avec l'article 22 de la Constitution, combiné avec l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

B.10. Le fait que la Cour européenne des droits de l'homme ait jugé qu'une décision de justice appliquant un régime comparable à la mesure en cause ne violait pas l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH, 22 mars 2012, Ahrens c. Allemagne; 22 mars 2012, Kautzor c. Allemagne) ne change rien à ce qui précède. La Cour européenne a souligné que la matière en cause ne fait pas l'unanimité au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe, de sorte que ces derniers jouissent d'une grande marge d'appréciation en ce qui concerne la réglementation visant à fixer le statut juridique de l'enfant (Ahrens, précité, §§ 69-70 et 89; Kautzor, précité, §§ 70-71 et 91). Par ailleurs, la Cour européenne a également examiné si l'application concrète de la réglementation en question, compte tenu de tous les éléments concrets de la cause, satisfaisait aux exigences de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (Ahrens, précité, §§ 75-77; Kautzor, précité, §§ 62, 78 et 80).

B.11. La question préjudicielle appelle une réponse affirmative.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 318, § 1er, du Code civil viole l'article 22 de la Constitution, combiné avec l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, en ce que l'action en contestation de paternité intentée par l'homme qui revendique la paternité de l'enfant n'est pas recevable si l'enfant a la possession d'état à l'égard du mari de sa mère.

Ainsi prononcé en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, à l'audience publique du 9 juillet 2013.

Le greffier, P.-Y. Dutilleux Le président, M. Bossuyt

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