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Arrêt
publié le 24 mai 2016

Extrait de l'arrêt n° 38/2016 du 10 mars 2016 Numéro du rôle : 6080 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 2262bis, § 1 er , alinéa 2, du Code civil, posée par le Tribunal de commerce de Gand, division Termond La Cour constitutionnelle, composée des présidents E. De Groot et J. Spreutels, et des juges L. (...)

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COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 38/2016 du 10 mars 2016 Numéro du rôle : 6080 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 2262bis, § 1er, alinéa 2, du Code civil, posée par le Tribunal de commerce de Gand, division Termonde.

La Cour constitutionnelle, composée des présidents E. De Groot et J. Spreutels, et des juges L. Lavrysen, A. Alen, J.-P. Snappe, J.-P. Moerman, E. Derycke, T. Merckx-Van Goey, P. Nihoul, F. Daoût, T. Giet et R. Leysen, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le juge A. Alen, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par jugement du 23 octobre 2014 en cause de la SA « Herman Verboven » et autres contre la SA « Honda Motor Europe Logistics », dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 4 novembre 2014, le Tribunal de commerce de Gand, division Termonde, a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 2262bis, § 1er, alinéa 2, du Code civil, interprété en ce sens que l'action en réparation du dommage résultant d'une violation des articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et des articles 1 et 2 du livre IV du Code de droit économique peut se prescrire avant même qu'il y ait une décision passée en force de chose jugée sur l'existence d'une infraction à la concurrence, viole-t-il le principe d'égalité, tel qu'il est inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution, dans la mesure où l'action intentée par la personne lésée par une infraction à la concurrence se prescrit par cinq ans après que cette personne a eu connaissance de l'identité de la personne responsable et du dommage, alors que l'action civile intentée par les victimes d'une infraction ne peut se prescrire aussi longtemps que l'action publique n'est pas prescrite, comme le dispose l'article 26, alinéa 1er, du titre préliminaire du Code de procédure pénale ? ». (...) III. En droit (...) B.1. La question préjudicielle concerne l'article 2262bis, § 1er, alinéa 2, du Code civil, qui dispose : « Par dérogation à l'alinéa 1er, toute action en réparation d'un dommage fondée sur une responsabilité extra-contractuelle se prescrit par cinq ans à partir du jour qui suit celui où la personne lésée a eu connaissance du dommage ou de son aggravation et de l'identité de la personne responsable ».

B.2. La Cour est interrogée sur la compatibilité dudit article 2262bis, § 1er, alinéa 2, du Code civil avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il créerait une différence de traitement en ce qui concerne l'interruption du délai de prescription entre, d'une part, les personnes lésées par une infraction en matière de concurrence et, d'autre part, les victimes d'une infraction pénale.

Le juge a quo demande à la Cour si cette disposition est compatible avec le principe d'égalité et de non-discrimination lorsque l'action civile en réparation du préjudice résultant d'une infraction en matière de concurrence peut se prescrire avant qu'une décision passée en force de chose jugée ait constaté l'existence d'une infraction en matière de concurrence, alors que l'article 26 du titre préliminaire du Code de procédure pénale a pour effet que, pour des faits qualifiables d'infractions pénales, le délai de prescription résultant de l'article 2262bis, § 1er, alinéa 2, du Code civil ne s'écoule pas au détriment de la victime aussi longtemps que l'action publique n'est pas prescrite.

B.3. En matière de prescription, le législateur dispose d'un large pouvoir d'appréciation. La différence de traitement doit reposer sur une justification raisonnable et ne doit pas conduire à des restrictions disproportionnées des droits des personnes qui sont soumises au délai de prescription plus court. L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du contexte et de la nature des principes en cause.

B.4. La Cour doit vérifier si l'écoulement ininterrompu du délai de prescription fixé pour intenter devant le juge civil des actions en réparation d'un préjudice causé par des infractions en matière de concurrence ne limite pas de manière disproportionnée les droits de la personne lésée lorsqu'une procédure intentée devant l'autorité de la concurrence n'a pas encore été tranchée par une décision passée en force de chose jugée.

B.5. Le droit d'accès au juge ne s'oppose pas à des conditions de recevabilité telles que des délais de prescription, pour autant que de telles restrictions ne portent pas atteinte à l'essence de ce droit et pour autant qu'elles soient proportionnées à un but légitime. Le droit d'accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de sécurité juridique et de bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (CEDH, 27 juillet 2007, Efstathiou e.a. c.

Grèce, § 24; 24 février 2009, L'Erablière ASBL c. Belgique, § 35). La nature ou les modalités d'application d'un délai de prescription sont contraires au droit d'accès au juge si elles empêchent le justiciable de faire usage d'un recours qui lui est en principe disponible (CEDH, 12 janvier 2006, Mizzi c. Malte, § 89; 7 juillet 2009, Stagno c.

Belgique), si le respect de ce délai est tributaire de circonstances échappant au pouvoir du requérant (CEDH, 22 juillet 2010, Melis c.

Grèce, § 28) ou si elles ont pour effet que toute action sera a priori vouée à l'échec (CEDH, 11 mars 2014, Howald Moor e.a. c. Suisse).

B.6. Etant donné que la prescription d'actions en réparation fondées sur des infractions aux articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ne faisait pas l'objet d'une réglementation par l'Union européenne à l'époque des procédures en cause devant le juge a quo, il appartient à chaque Etat membre de fixer les modalités procédurales de ces recours, pour autant que les dispositions concernées ne soient pas moins favorables que celles relatives aux recours en indemnité fondées sur une violation des règles nationales de concurrence et que lesdites dispositions nationales ne rendent pas pratiquement impossible ou excessivement difficile l'exercice du droit de demander réparation du dommage causé par une infraction en matière de concurrence (CJUE, 13 juillet 2006, Manfredi, C-295/04 à 298/04, point 72).

B.7. Dans le contentieux de la concurrence, il existe deux procédures parallèles. D'une part, la répression administrative des infractions aux règles de la concurrence, qui vise à sanctionner les infractions en vue de préserver l'intérêt général et, d'autre part, le recours aux règles du droit civil qui visent à réparer le préjudice causé par des infractions aux règles de la concurrence.

La répression administrative des infractions aux règles de la concurrence a été attribuée par les lois successives sur la protection de la concurrence économique (respectivement, la loi du 5 août 1991Documents pertinents retrouvés type loi prom. 05/08/1991 pub. 10/08/2010 numac 2010000448 source service public federal interieur Loi relative à l'importation, à l'exportation, au transit et à la lutte contre le trafic d'armes, de munitions et de matériel devant servir spécialement à un usage militaire ou de maintien de l'ordre et de la technologie y afférente. - Coordination officieuse en langue allemande fermer sur la protection de la concurrence économique, la loi sur la protection de la concurrence économique, coordonnée le 1er juillet 1999, et la loi sur la protection de la concurrence économique, coordonnée le 15 septembre 2006, ci-après respectivement : LPCE 1991, LPCE 1999 et LPCE 2006) au Conseil de la concurrence, qui est une juridiction administrative (article 16 de la LPCE 1991; article 16 de la LPCE 1999; article 11 de la LPCE 2006). L'action civile, qui vise à obtenir la réparation du dommage consécutif à une infraction en matière de concurrence sur la base de l'article 1382 du Code civil, relève de la compétence générale des cours et tribunaux.

B.8. L'existence d'une infraction en matière de concurrence peut être constatée aussi bien par le juge civil que par le juge chargé des litiges en matière de concurrence.

B.9. L'existence de cette infraction en matière de concurrence est essentielle pour établir une faute au sens de l'article 1382 du Code civil. Il résulte de l'article 870 du Code judiciaire et de l'article 1315 du Code civil que la personne lésée doit prouver l'existence d'une pratique de concurrence illicite. Toutefois, ce caractère illicite est le plus souvent déterminé par une analyse factuelle et économique complexe sur la base d'éléments de preuve qui ne sont généralement pas accessibles au public. Par conséquent, la personne lésée doit supporter dans la procédure civile une charge de la preuve extrêmement lourde.

Dans la procédure de répression administrative, la charge de la preuve relative à l'existence d'une infraction en matière de concurrence incombe à une instance publique (article 14 de la LPCE 1991, article 14, § 1er, de la LPCE 1999 et article 34 de la LPCE 2006), qui dispose, à cette fin, de pouvoirs d'investigations étendus, comme la possibilité de procéder à des perquisitions (article 23, §§ 2 à 5, de la LPCE 1991; article 23, §§ 2 à 5, de la LPCE 1999; article 44, §§ 2 à 5, de la LPCE 2006).

B.10. Afin de garantir l'application uniforme du droit de la concurrence, le législateur a prévu aux articles 42 de la LPCE 1991 et 42bis de la LPCE 1999 que le juge saisi d'un litige dont la solution dépend de l'existence ou non d'une pratique de concurrence illicite, par exemple dans le cadre d'une action en réparation du dommage, peut surseoir à l'examen de l'affaire et poser une question préjudicielle à la Cour d'appel de Bruxelles, qui statue également en degré d'appel sur la répression administrative des infractions en matière de concurrence et donc aussi sur le caractère licite ou non de la pratique de concurrence. Depuis l'article 73, § 1er, de la LPCE 2006, la question préjudicielle ne pouvait porter que sur l'interprétation des dispositions de la LPCE 2006 et devait être posée à la Cour de cassation.

Dans la LPCE 1991, cette procédure n'était cependant pas une obligation pour la juridiction confrontée à une question sur le caractère licite ou non, ce qui créait un risque de décisions contradictoires. La LPCE 1999 prévoyait en principe l'obligation de poser des questions préjudicielles, mais la Cour d'appel de Bruxelles n'était pas habilitée à demander aux services spécialisés de l'autorité de la concurrence de mener une enquête en ce qui concerne les pratiques de concurrence (Doc. parl., Sénat, 1998-1999, n° 1-614/8, p. 300). En application de la LCPE 2006, une question préjudicielle était limitée aux questions d'interprétation.

B.11. L'engagement de la procédure de répression administrative n'empêche ni l'écoulement du délai de prescription au détriment de la personne lésée, ni la poursuite par le juge civil de l'examen d'une action en réparation du dommage découlant d'une infraction aux règles de la concurrence, sans devoir attendre une décision définitive du juge compétent pour la répression administrative.

B.12. Comme le délai de prescription fixé pour intenter une action en réparation du préjudice résultant d'une infraction en matière de concurrence continue de courir, nonobstant le fait que celle-ci fasse l'objet d'une procédure de répression administrative, la personne lésée est obligée d'introduire immédiatement une procédure civile à titre conservatoire, alors qu'il n'existe encore aucune certitude concernant le caractère licite ou non de la pratique de concurrence.

La personne lésée ne peut donc attendre le jugement définitif dans la procédure administrative et utiliser celui-ci comme preuve de la faute, ce qui complique sérieusement l'établissement par le juge civil de son droit à la réparation du dommage.

Par ailleurs, le législateur de l'Union européenne estime également, selon la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des Etats membres et de l'Union européenne, que la personne lésée par une infraction aux règles de la concurrence ne peut voir son droit à réparation entravé par le fait que le délai de prescription pour intenter des actions en dommages et intérêts découlant de cette infraction puisse expirer avant qu'une décision définitive ait mis un terme à la répression de celle-ci.

B.13. En outre, la personne lésée qui introduit une procédure civile à titre conservatoire risque de se voir condamnée à payer des frais de justice, tels que l'indemnité de procédure.

B.14. Compte tenu de ce qui est dit en B.9 à B.13, l'article 2262bis, § 1er, alinéa 2, du Code civil, en obligeant la personne lésée par une infraction en matière de concurrence à intenter devant le juge civil une action en dommages et intérêts résultant d'infractions en matière de concurrence avant l'expiration du délai de prescription prévu par cette disposition, alors que la procédure de répression administrative n'est pas encore définitivement terminée, porte une atteinte disproportionnée aux droits de la personne lésée.

B.15. La question préjudicielle appelle une réponse affirmative.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 2262bis, § 1er, alinéa 2, du Code civil viole les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que l'action civile en réparation du préjudice résultant d'une infraction en matière de concurrence peut se prescrire avant qu'une décision passée en force de chose jugée ait constaté l'existence d'une infraction en matière de concurrence.

Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 10 mars 2016.

Le greffier, P.-Y. Dutilleux Le président f.f., A. Alen

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