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Arrêt
publié le 17 avril 2020

Extrait de l'arrêt n° 133/2019 du 10 octobre 2019 Numéro du rôle : 7140 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 22 du décret de la Région wallonne du 16 juillet 2015 « instaurant un prélèvement kilométrique à charge des La Cour constitutionnelle, composée des présidents F. Daoût et A. Alen, et des juges J.-P. Snapp(...)

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COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 133/2019 du 10 octobre 2019 Numéro du rôle : 7140 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 22 du décret de la Région wallonne du 16 juillet 2015 « instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds pour l'utilisation des routes », avant sa modification par l'article 32 du décret de la Région wallonne du 13 décembre 2017 « portant diverses modifications fiscales », posées par le Tribunal de première instance de Namur, division Namur.

La Cour constitutionnelle, composée des présidents F. Daoût et A. Alen, et des juges J.-P. Snappe, E. Derycke, T. Merckx-Van Goey, R. Leysen et M. Pâques, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président F. Daoût, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet des questions préjudicielles et procédure Par jugement du 27 février 2019, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 13 mars 2019, le Tribunal de première instance de Namur, division Namur, a posé les questions préjudicielles suivantes : « 1. L'article 22 du décret du 16 juillet 2015 instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds [pour l'utilisation des routes], tel que libellé avant sa modification par l'article 32 du décret wallon du 13 décembre 2017 portant diverses modifications fiscales, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l'article 6.1 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, interprété en ce sens qu'il ne permet pas au juge saisi d'un recours contre une amende administrative appliquée sur la base de cet article de réduire ou de remettre lui-même cette amende, si l'on devait considérer qu'une telle amende revêt un caractère pénal ? 2. L'article 22 du décret du 16 juillet 2015 instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds [pour l'utilisation des routes], tel que libellé avant sa modification par l'article 32 du décret wallon du 13 décembre 2017 portant diverses modifications fiscales, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l'article 6.1 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, interprété en ce sens qu'il ne permet pas au juge fiscal saisi d'un recours contre plusieurs amendes administratives appliquées sur la base de cet article et si l'on devait considérer que de telles amendes revêtent un caractère pénal, de ne retenir qu'une seule amende en cas de concours d'infractions, comme le permet au juge pénal l'article 65 du Code pénal lorsque les sanctions applicables sont des sanctions de nature pénale prévues par d'autres législations fiscales (telles que le Code des impôts sur les revenus (articles 449 et suivants) ou le Code de la TVA (articles 73 et suivants)), si ce n'est dans le cadre des conditions limitatives énumérées aux alinéas 2 et 3 de l'article 22 ? 3. L'article 22 du décret du 16 juillet 2015 instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds [pour l'utilisation des routes], tel que libellé avant sa modification par l'article 32 du décret wallon du 13 décembre 2017 portant diverses modifications fiscales, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l'article 6.1 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, interprété en ce sens qu'il ne permet pas au juge fiscal saisi d'un recours contre une amende administrative appliquée sur la base de cet article d'assortir celle-ci d'un sursis, si l'on devait considérer qu'une telle amende revêt un caractère pénal, alors qu'un redevable pourrait bénéficier de mesures légales d'individualisation de la peine dont le sursis si, comparaissant devant le juge correctionnel, il s'exposait aux peines de nature pénale prévues par d'autres législations fiscales (telles que le Code des impôts sur les revenus (articles 449 et suivants) ou le Code de la TVA (articles 73 et suivants)) ? ».

Le 4 avril 2019, en application de l'article 72, alinéa 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, les juges-rapporteurs M. Pâques et E. Derycke ont informé la Cour qu'ils pourraient être amenés à proposer de mettre fin à l'examen de l'affaire par un arrêt rendu sur procédure préliminaire. (...) III. En droit (...) B.1.1. Les questions préjudicielles portent sur l'article 22 du décret de la Région wallonne du 16 juillet 2015 « instaurant un prélèvement kilométrique à charge des poids lourds pour l'utilisation des routes » (ci-après : le décret du 16 juillet 2015), qui dispose : « Toute infraction au présent décret ou à ses mesures d'exécution est sanctionnée d'une amende administrative d'un montant de 1.000,00 euros.

En cas de concours d'infractions constatées avec le même véhicule au cours d'une même période ininterrompue de trois heures, les règles suivantes sont applicables : 1° le délai de trois heures commence à compter de la première infraction constatée;2° l'amende administrative n'est due que pour la première infraction. En cas de concours d'infractions constatées dans plusieurs Régions dans le cadre des décrets ou ordonnances instaurant le prélèvement kilométrique avec le même véhicule au cours d'une même période ininterrompue de trois heures, les règles suivantes sont applicables : 1° le délai de trois heures commence à compter de la première infraction constatée;2° l'amende administrative n'est due que si la première infraction a été constatée en vertu du présent décret ou de ses dispositions d'exécution. Pour l'application des alinéas 2 et 3, les infractions qui n'ont pas été sanctionnées ne sont plus prises en considération pour le concours d'infractions d'une autre période ininterrompue de trois heures.

Les personnes physiques ou morales sont civilement responsables du paiement de l'amende administrative et des autres montants de quelque nature que ce soit qui sont imposés à leurs préposés ou mandataires, en raison d'une infraction en matière de prélèvement kilométrique.

Le Gouvernement est habilité à modifier la durée de la période de temps ininterrompue et à indexer, sur la base des modalités qu'il fixe, le montant de l'amende ».

B.1.2. Comme l'observe le juge a quo, cette disposition a été remplacée par l'article 32 du décret du 13 décembre 2017 « portant diverses modifications fiscales » (ci-après : le décret du 13 décembre 2017), de sorte qu'elle est désormais libellée comme suit : « § 1er. Toute infraction au présent décret ou à ses mesures d'exécution est sanctionnée d'une amende administrative.

Une seule amende administrative peut être établie pour la totalité des infractions mentionnées à l'alinéa 1er qui sont commises avec le même véhicule le même jour. Le montant retenu est celui de l'infraction soumise au tarif le plus élevé, conformément au paragraphe 2.

Aucune amende administrative n'est établie pour toute infraction commise dans les trois heures de la première infraction au présent décret, à ses mesures d'exécution, à la législation de la Région de Bruxelles-Capitale ou à la législation de la Région flamande en matière de prélèvement kilométrique : 1° si les infractions concernées sont commises avec le même véhicule, et;2° si la première infraction est sanctionnée par une amende administrative. § 2. Le montant des amendes administratives est fixé comme suit :

Catégorie

Type d'infraction

Montant de l'amende

A

1° suite à un acte intentionnel en vue d'éluder le prélèvement kilométrique, le dispositif d'enregistrement ne détecte plus, par signal satellite, la position du véhicule ou le trajet parcouru par le véhicule, 2° les documents de bord probants nécessaires à la détermination de la masse maximale autorisée (MMA) ou de la classe d'émission euro du véhicule sont falsifiés. 1 000 EUR

B

1° le véhicule n'est pas équipé, pour le prélèvement kilométrique belge, d'un dispositif d'enregistrement électronique;2° préalablement à l'utilisation de toute route, le redevable n'a pas de contrat conclu, pour le véhicule concerné, avec le prestataire de services de son choix.

800 EUR

C

1° le dispositif d'enregistrement électronique n'est pas activé;2° le dispositif d'enregistrement électronique qui équipe le véhicule est celui d'un autre véhicule; 3° le contrat conclu avec le prestataire de service est suspendu; 4° le véhicule est utilisé sur le réseau routier soumis à prélèvement kilométrique après que le dispositif d'enregistrement électronique a émis le signal que le solde disponible du prépaiement se révèle insuffisant; 5° le dispositif d'enregistrement électronique indique un dysfonctionnement ou n'émet plus de signal et le prestataire de service n'a pas été contacté; 6° le dispositif d'enregistrement électronique indique un dysfonctionnement ou n'émet plus de signal, le prestataire de services a été contacté, mais le redevable ne suit pas les instructions données par ce dernier.

500 EUR

D

Toute autre infraction à la réglementation en matière de prélèvement kilométrique telle que prévue au présent décret et ses mesures d'exécution.

100 EUR


§ 3. Le fonctionnaire compétent peut ramener le montant de l'amende mentionné en catégorie C à 250 euros lorsqu'il s'agit, pour le même véhicule, de la première infraction de cette catégorie constatée au cours de la même année civile.

En cas de bonne foi du redevable, le fonctionnaire compétent peut réduire les amendes administratives visées au paragraphe 2 si ces amendes : 1° sanctionnent un même type d'infraction;2° et que ces infractions sont commises durant une période limitée dans le temps par le même véhicule. § 4. Les personnes physiques ou morales sont civilement responsables du paiement de l'amende administrative et des autres montants de quelque nature que ce soit qui sont imposés à leurs préposés ou mandataires, en raison d'une infraction en matière de prélèvement kilométrique.

Le Gouvernement peut indexer, sur la base des modalités qu'il fixe, le montant de l'amende ».

Cette modification est entrée en vigueur le 1er janvier 2018, en vertu de l'article 40, alinéa 1er, du décret du 13 décembre 2017.

Selon les travaux préparatoires, elle se justifie par la circonstance que, dans sa version initiale, l'article 22 en cause « ne [tenait] pas compte du type d'infraction ni de sa gravité (fraude ou pas) mais [permettait] un ' empilement des amendes ' par période de trois heures ». Il s'agissait également de répondre aux critiques formulées par la Commission européenne du fait « du montant invariable de l'amende, du système de cumul par régions et de la disproportion entre les amendes et la redevance éludée » (Doc. parl., Parlement wallon, 2017-2018, n° 972/1, p. 9).

B.2. Le juge a quo interroge la Cour sur la compatibilité de la disposition en cause, avant son remplacement par l'article 32 du décret du 13 décembre 2017, avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

B.3. En vertu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, une mesure constitue une sanction pénale au sens de l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l'homme si elle a un caractère pénal selon sa qualification en droit interne ou s'il ressort de la nature de l'infraction, à savoir la portée générale et le caractère préventif et répressif de la sanction, qu'il s'agit d'une sanction pénale ou encore s'il ressort de la nature et de la sévérité de la sanction subie par l'intéressé qu'elle a un caractère punitif et donc dissuasif (CEDH, grande chambre, 15 novembre 2016, A et B c. Norvège, § § 105-107; grande chambre, 10 février 2009, Zolotoukhine c. Russie, § 53; grande chambre, 23 novembre 2006, Jussila c. Finlande, § § 30-31). Ces critères sont alternatifs et non cumulatifs. Toutefois, la Cour européenne des droits de l'homme considère que lorsqu'aucun critère n'apparaît décisif à lui seul, une approche cumulative est possible (CEDH, 24 février 1994, Bendenoun c.

France, § 47).

La Cour européenne des droits de l'homme utilise les mêmes critères en ce qui concerne l'application de l'article 7 de la Convention précitée (CEDH, 4 octobre 2016, Zaja c. Croatie, § 86; décision, 9 juin 2016, Société Oxygène Plus c. France, § 43; 15 mai 2008, Nadtochiy c.

Ukraine, § 32; décision, 24 novembre 1998, Brown c. Royaume-Uni), qui a une portée analogue à celle de l'article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à celle de l'article 49, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, en vertu de l'article 52, paragraphe 3, de la même Charte (CJUE, grande chambre, 5 décembre 2017, M.A.S. et M.B., point 54).

B.4. L'amende administrative qui était prévue par la disposition en cause avait été initialement instaurée pour prévenir et sanctionner les infractions au décret du 16 juillet 2015 et à ses mesures d'exécution. Son montant était forfaitaire; il s'élevait à 1 000 euros, quelle que soit l'infraction commise, sa gravité ou l'éventuelle bonne foi du redevable. Le Gouvernement wallon ne démontre pas que ce montant serait purement indemnitaire et viserait uniquement à réparer le préjudice subi par la Région wallonne. Comme il est dit en B.1.2, les travaux préparatoires du décret modificatif du 13 décembre 2017 font au contraire état du caractère disproportionné du montant de l'amende au regard de la redevance éludée. De surcroît, les modalités d'application de la sanction litigieuse permettaient un cumul des amendes, ce qui pouvait impliquer des montants considérables, comme c'est le cas dans l'affaire soumise au juge a quo.

Il s'agit donc d'une sanction pénale au sens des dispositions conventionnelles citées en B.3.

B.5. La rétroactivité de la loi pénale la plus douce constitue un principe général de droit, qui est consacré par l'article 7 de la Convention européenne des droits de l'homme, par l'article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ainsi que par l'article 49, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

Ce principe s'applique dans la mesure où une décision pénale définitive n'a pas encore été prononcée.

Le principe de la rétroactivité de la loi pénale la plus douce vaut également pour les sanctions administratives qui peuvent être qualifiées de « pénales » au sens des dispositions précitées, comme c'est le cas en l'espèce.

Contrairement à ce que soutient le Gouvernement wallon, la circonstance que l'amende qui est prévue par le décret modificatif du 13 décembre 2017 ne revêt pas un caractère pénal, à la supposer avérée, ne ferait pas obstacle à l'application du principe de la rétroactivité de la loi pénale la plus douce. Pour l'application de ce principe, seule importe la question de savoir si une incrimination déterminée est abrogée ou si elle fait désormais l'objet d'une sanction plus douce.

B.6. Il appartient au juge a quo d'examiner, en tenant compte de la modification décrétale mentionnée en B.1.2, ainsi que du principe de la rétroactivité de la loi pénale la plus douce, contenu dans l'article 7 de la Convention européenne des droits de l'homme, dans l'article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et dans l'article 49, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, si l'article 22 du décret du 16 juillet 2015, avant son remplacement par l'article 32 du décret du 13 décembre 2017, doit encore être appliqué au redevable.

B.7. Il y a lieu de renvoyer les questions préjudicielles au juge a quo afin qu'il puisse réexaminer l'affaire à la lumière de la disposition nouvelle et apprécier si la réponse à ces questions est encore nécessaire à la solution du litige.

Par ces motifs, la Cour renvoie les questions préjudicielles au juge a quo.

Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 10 octobre 2019.

Le greffier, F. Meersschaut Le président, F. Daoût

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