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Arrêt
publié le 22 juillet 2021

Extrait de l'arrêt n° 42/2021 du 11 mars 2021 Numéro du rôle : 7193 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 314 du Code pénal, posée par le Tribunal correctionnel francophone de Bruxelles. La Cour constitutionnelle, co après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procéd(...)

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COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 42/2021 du 11 mars 2021 Numéro du rôle : 7193 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 314 du Code pénal, posée par le Tribunal correctionnel francophone de Bruxelles.

La Cour constitutionnelle, composée des présidents F. Daoût et L. Lavrysen, et des juges J.-P. Moerman, R. Leysen, Y. Kherbache, T. Detienne et D. Pieters, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président F. Daoût, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par jugement du 23 mai 2019, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 3 juin 2019, le Tribunal correctionnel francophone de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante : « L'article 314 du Code pénal interprété comme ne visant que les soumissions ou enchères publiques ou effectuées dans le cadre de marchés publics selon une procédure ouverte ou restreinte, à l'exclusion des marchés conclus avec l'Etat ou une personne de droit public par procédure négociée, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution ? ». (...) III. En droit (...) B.1.1. La question préjudicielle porte sur l'article 314 du Code pénal, qui dispose : « Les personnes qui, dans les adjudications de la propriété, de l'usufruit ou de la location des choses mobilières ou immobilières, d'une entreprise, d'une fourniture, d'une exploitation ou d'un service quelconque, auront entravé ou troublé la liberté des enchères ou des soumissions, par violences ou par menaces, par dons ou promesses ou par tout autre moyen frauduleux, seront punies d'un emprisonnement de quinze jours à six mois et d'une amende de cent euros à trois mille euros ».

B.1.2. Le juge a quo soumet cette disposition au contrôle de la Cour, dans l'interprétation selon laquelle elle ne concerne pas les marchés publics conclus par procédure négociée.

Il se réfère à ce propos à un arrêt de la Cour de cassation du 9 mars 2016, par lequel celle-ci a jugé : « D'une part, l'adjudication visée par l'article 314 du Code pénal suppose un appel public à la concurrence entre plusieurs amateurs d'un bien ou d'un contrat qui ont la possibilité d'en obtenir l'attribution en formulant l'offre la plus avantageuse ensuite d'enchères ou de soumissions.

D'autre part, l'article 17, § 1er, de la loi du 24 décembre 1993 [relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de service], définit le marché public par procédure négociée comme étant le marché pour lequel le pouvoir adjudicateur consulte plusieurs entrepreneurs, fournisseurs, ou prestataires de service de son choix et négocie les conditions du marché avec un ou plusieurs d'entre eux.

Les paragraphes 2 et 3 de cet article énoncent les cas où les marchés publics peuvent, respectivement sans règles de publicité lors du lancement de la procédure ou moyennant celles-ci, être traités par une procédure négociée entre l'adjudicateur et plusieurs entrepreneurs, fournisseurs ou prestataires de services. Les marchés publics par procédure négociée ne se caractérisent donc pas par les mesures de publicité qui les entourent ou non ou par la concurrence éventuelle entre candidats. Ils se définissent par la négociation des conditions du marché entre l'adjudicateur et un ou plusieurs de ces entrepreneurs, fournisseurs ou prestataires de service que cet adjudicateur a préalablement choisis en dehors d'un appel d'offres public préalable qui aurait été adressé à tout candidat potentiel.

Dès lors que la concurrence requise par l'article 314 du Code pénal doit jouer entre personnes qui se sont manifestées ensuite d'un appel public, l'infraction d'entrave ou de trouble de la liberté des enchères et des soumissions ne concerne que l'attribution des marchés publics selon les procédures ouvertes ou restreintes. Elle est, par contre, étrangère aux marchés publics conclus par procédure négociée, quelle que soit la concurrence instaurée entre les candidats pressentis par l'adjudicateur, la possibilité de surenchère et les mesures de publicité qui entourent la conclusion du contrat » (Cass., 9 mars 2016, P.16.0103.F).

B.1.3. La Cour est invitée à examiner la compatibilité de la disposition en cause ainsi interprétée avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu'elle fait naître une différence de traitement entre les victimes d'une entrave à la concurrence, selon que celle-ci a été commise dans le cadre d'un marché conclu par procédure négociée ou dans le cadre d'un marché public conclu selon une procédure ouverte ou restreinte.

B.2.1. Il ressort du jugement a quo que les prévenus sont poursuivis pour diverses infractions commises « dans l'intention de contourner les dispositions de la loi relative aux marchés publics et certains marchés de travaux, de fournitures et de services du 24 décembre 1993 ». Pour répondre à la question préjudicielle, il y a donc lieu d'avoir égard à la réglementation relative aux marchés publics telle qu'elle était établie par la loi du 24 décembre 1993 « relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fourniture et de services » (ci-après : la loi du 24 décembre 1993), sans prendre en considération les modifications législatives et réglementaires ultérieures en cette matière.

B.2.2. Il ressort également du jugement a quo que les marchés litigieux « semblent bien [...] s'analyser comme des marchés conclus par procédure négociée ». Il apparaît qu'il s'agissait de procédures négociées sans publicité. Il n'appartient pas à la Cour de se prononcer sur la question de savoir si les marchés litigieux pouvaient ou non donner lieu à cette procédure.

La Cour limite son examen à cette hypothèse.

B.2.3. L'article 17, § 1er, de la loi du 24 décembre 1993 définissait le marché public par procédure négociée comme suit : « Le marché public est dit par procédure négociée lorsque le pouvoir adjudicateur consulte plusieurs entrepreneurs, fournisseurs ou prestataires de services de son choix et négocie les conditions du marché avec un ou plusieurs d'entre eux ».

L'article 17, § 2, de la même loi énumérait limitativement les hypothèses dans lesquelles la procédure négociée sans publicité pouvait être utilisée. L'article 17, § 3, de la même loi énumérait limitativement les hypothèses dans lesquelles la procédure négociée avec publicité pouvait être utilisée. En dehors de ces hypothèses, les marchés publics devaient être passés par adjudication publique ou restreinte ou par appel d'offres général ou restreint.

B.3. Le principe d'égalité et de non-discrimination n'exclut pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée.

L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité et de non-discrimination est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

B.4.1. La différence de traitement en cause repose sur le type de marché public concerné. La disposition en cause n'est pas applicable lorsque le marché public peut être et est passé selon la procédure négociée sans publicité. Elle l'est en revanche lorsque le marché public doit être passé selon la procédure de l'adjudication publique ou restreinte ou selon la procédure de l'appel d'offres général ou restreint.

La procédure négociée sans publicité se distingue de la procédure de l'adjudication publique et de la procédure de l'appel d'offres, d'une part, par la circonstance que le ou les entrepreneurs, fournisseurs ou prestataires de services ont été préalablement sélectionnés par l'autorité, qui dispose à cette fin d'une possibilité de choix, et, d'autre part, par la possibilité de négociation des conditions du marché entre l'autorité publique et le ou les entrepreneurs, fournisseurs ou prestataires de services retenus. La différence de traitement en cause repose dès lors sur ces deux caractéristiques.

B.4.2. L'article 314 du Code pénal est inspiré de l'article 412 du Code pénal de 1810, qui incriminait alors ceux qui « [auraient] entravé ou troublé la liberté des enchères ou des soumissions par voie de faits, violences ou menaces ». Sa rédaction actuelle est issue du remplacement de la disposition originale par l'article 66 de la loi du 24 décembre 1993 « relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services ». Par cette modification, le législateur entendait non seulement lutter contre les violences ou menaces, mais également « mieux sanctionner les ententes illicites entre entrepreneurs, fournisseurs ou prestataires de services », de manière à renforcer « l'interdiction de pratiques de nature à fausser les conditions normales de la concurrence, qui sont contraires à l'ordre public » (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 656/1, p. 48).

B.5. Le caractère répréhensible de certains faits, le constat de ceux-ci en tant qu'infraction, la gravité de cette infraction et la sévérité avec laquelle elle peut être punie relèvent du pouvoir d'appréciation du législateur.

La Cour empièterait sur le domaine réservé au législateur si, en s'interrogeant sur la justification des différences entre des comportements, dont certains sont érigés en infraction et d'autres pas, elle procédait chaque fois à une mise en balance fondée sur un jugement de valeur quant au caractère répréhensible des faits en cause par rapport à d'autres faits non punissables et ne limitait pas son examen aux cas dans lesquels le choix du législateur est à ce point incohérent qu'il aboutit à une différence de traitement manifestement déraisonnable ou à une sanction manifestement disproportionnée.

B.6.1. En réprimant les violences, menaces ou ententes ayant pour but de fausser la concurrence lors d'enchères ou de soumissions, le législateur a pu considérer qu'il ne s'imposait pas, dans le contexte de la réglementation des marchés publics telle qu'elle était fixée par la loi du 24 décembre 1993, d'étendre la répression aux agissements commis lors de la passation de marchés publics dans le cadre de procédures négociées. En effet, il a pu estimer que les caractéristiques de ces procédures, mentionnées en B.4.1, étaient difficilement conciliables avec une infraction conçue pour garantir la concurrence entre les soumissionnaires par le caractère libre et public des enchères ou des soumissions.

B.6.2. Par ailleurs, l'exclusion des comportements contraires à l'ordre public adoptés lors de la passation de marchés publics selon la procédure négociée sans publicité du champ d'application de l'article 314 du Code pénal ne produit pas des effets disproportionnés pour les victimes de ces agissements, dès lors que les auteurs de ces agissements sont passibles de poursuites pénales sur la base d'autres qualifications, telles que, notamment, le faux en écritures et l'usage de faux, la corruption, la prise d'intérêt, la violation du secret professionnel, l'association de malfaiteurs ou l'escroquerie.

Enfin, lors de l'attribution d'un marché public, le recours illicite à la procédure négociée sans publicité alors que le marché devait être passé selon la procédure d'adjudication publique ou selon la procédure d'appel d'offres, notamment par l'usage de techniques de fractionnement (« saucissonnage ») du marché, peut constituer une entrave ou un trouble à la liberté des enchères et des soumissions et relever à ce titre de l'article 314 du Code pénal.

B.7. La question préjudicielle appelle une réponse négative.

Cette conclusion ne porte pas atteinte à la possibilité pour le législateur d'examiner s'il est opportun de modifier l'incrimination visée à l'article 314 du Code pénal, en considération notamment de l'évolution législative en matière de réglementation des marchés publics.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 314 du Code pénal, interprété comme excluant les marchés conclus avec l'Etat ou avec une personne de droit public selon la procédure négociée sans publicité, ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.

Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 11 mars 2021.

Le greffier, P.-Y. Dutilleux Le président, F. Daoût

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