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Arrêt
publié le 09 août 2006

Extrait de l'arrêt n° 77/2006 du 17 mai 2006 Numéro du rôle : 3724 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 23, § 4, de la loi du 22 juillet 1993 portant des dispositions fiscales et financières, posées par la Cour La Cour d'arbitrage, composée des présidents A. Arts et M. Melchior, et des juges P. Martens, R.(...)

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COUR D'ARBITRAGE


Extrait de l'arrêt n° 77/2006 du 17 mai 2006 Numéro du rôle : 3724 En cause : les questions préjudicielles relatives à l'article 23, § 4, de la loi du 22 juillet 1993 portant des dispositions fiscales et financières, posées par la Cour d'appel de Gand.

La Cour d'arbitrage, composée des présidents A. Arts et M. Melchior, et des juges P. Martens, R. Henneuse, M. Bossuyt, E. De Groot et L. Lavrysen, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président A. Arts, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet des questions préjudicielles et procédure Par arrêt du 7 juin 2005 en cause de l'Etat belge contre la s.a.

Bo-Vite, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour d'arbitrage le 15 juin 2005, la Cour d'appel de Gand a posé les questions préjudicielles suivantes : « L'article 23, § 4, de la loi du 22 juillet 1993 portant des dispositions fiscales et financières viole-t-il les articles 10, 11 ou 170 de la Constitution en prévoyant, sans justification raisonnable et objective, une entrée en vigueur rétroactive de l'article 16 de la même loi, ce qui a pour effet que le précompte mobilier libératoire peut être dû et être payable par un contribuable même avant la publication de la loi précitée, d'une part, et l'article 23, § 4, de la loi du 22 juillet 1993 viole-t-il les articles 10, 11 ou 170 de la Constitution en ce qu'il ne donne pas aux contribuables qui effectuent une transaction entre le 31 mars 1993 et le 31 décembre 1993 la possibilité d'obtenir une sécurité juridique préalable quant au caractère financier ou économique légitime de leur transaction, alors que les contribuables qui effectuent une transaction après le 31 décembre 1993 se voient, quant à eux, offrir cette possibilité, d'autre part ? ». (...) III. En droit (...) Les dispositions en cause B.1.1. L'article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992, inséré par l'article 16, 2°, de la loi du 22 juillet 1993 portant des dispositions fiscales et financières, dispose : « N'est pas opposable à l'administration des contributions directes, la qualification juridique donnée par les parties à un acte ainsi qu'à des actes distincts réalisant une même opération lorsque l'administration constate, par présomptions ou par d'autres moyens de preuve visés à l'article 340, que cette qualification a pour but d'éviter l'impôt, à moins que le contribuable ne prouve que cette qualification réponde à des besoins légitimes de caractère financier ou économique ».

B.1.2. Cette disposition vise à instaurer « une mesure générale ' anti-abus de droit ' lorsque l'administration établit que l'opération a été réalisée de manière patente par des actes juridiques qui ont pour but de permettre au contribuable d'éviter l'impôt » (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-1, p. 2). La possibilité de requalifier un acte juridique doit permettre à l'administration fiscale de veiller à ce que l'impôt se fonde sur la qualification juridique « normale » de l'opération intervenue entre les parties (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-2, p. 37).

B.1.3. En même temps qu'a été inséré l'article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992, l'article 16 de la loi du 22 juillet 1993 a modifié l'article 345, § 1er, alors en vigueur, du même Code. En vertu de cette dernière disposition, le contribuable pouvait obtenir de l'administration un accord préalable sur le traitement fiscal d'une opération envisagée et, plus spécifiquement, sur la question de savoir si la qualification juridique de cette opération répondait à des besoins légitimes de caractère financier ou économique, dans le cadre de l'application de l'article 344, § 1er, précité.

B.1.4. Tant le texte de la loi que ses travaux préparatoires font apparaître que la disposition anti-abus de droit contenue dans l'article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992 et la possibilité d'obtenir de l'administration des contributions un accord préalable vont nécessairement de pair, dès lors qu'un tel accord doit faire disparaître l'insécurité juridique concernant la qualification d'un acte juridique et permettre d'éviter la requalification de ce dernier par l'administration (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-1, p. 3;Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 1072/008, p. 102).

B.2.1. L'article 23, § 4, de la loi du 22 juillet 1993, publiée au Moniteur belge du 26 juillet 1993, confère à l'administration la possibilité de requalifier, sur la base de l'article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992, des actes juridiques accomplis à partir du 31 mars 1993, ceux-ci recevant dès lors, sur le plan fiscal, un autre traitement que celui que le contribuable avait escompté en les accomplissant.

B.2.2. Selon cette disposition, la possibilité de demander un accord préalable existe à partir d'une date fixée par le Roi, dans un arrêté délibéré en Conseil des ministres, et au plus tard le 31 décembre 1993. Dans cet arrêté doivent figurer les mesures transitoires autorisant le contribuable à demander un accord écrit pour les actes accomplis entre le 31 mars 1993 et le jour de l'entrée en vigueur de cet arrêté, même si ces opérations ont été réalisées entre-temps. Il a été donné exécution à cette disposition par l'arrêté royal du 22 septembre 1993, publié au Moniteur belge du 6 octobre 1993. Selon l'article 2 de cet arrêté, l'article 16 de la loi du 22 juillet 1993 entre en vigueur le 1er octobre 1993 en ce qui concerne l'application de l'article 345 du Code des impôts sur les revenus 1992.

B.3.1. Le juge a quo demande à la Cour si l'article 23, § 4, de la loi du 22 juillet 1993 viole les articles 10, 11 et 170 de la Constitution en ce que cette disposition : - confère une portée rétroactive à l'article 16 de la même loi, ce qui a pour effet que le précompte mobilier libératoire peut être dû et payable avant même la publication de la loi précitée; - n'offre pas aux contribuables qui effectuent une opération entre le 31 mars 1993 et le 31 décembre 1993 la possibilité d'obtenir à propos de celle-ci un accord préalable, sur la base de l'article 345 du Code des impôts sur les revenus 1992, alors que les contribuables qui effectuent une opération après le 31 décembre 1993 disposent de cette possibilité.

B.3.2. A propos de la seconde question préjudicielle, il y a lieu d'observer que la disposition en cause prévoit la possibilité d'obtenir un accord préalable à partir d'une date à fixer par un arrêté royal et au plus tard le 31 décembre 1993. La question préjudicielle doit dès lors être comprise en ce sens que la Cour est interrogée sur la différence de traitement instaurée entre les contribuables qui ont procédé à une opération entre le 31 mars 1993 et la date ainsi fixée et ceux qui ont effectué une opération après cette même date.

B.4.1. En ce que la disposition en cause autorise à requalifier les actes qui ont été accomplis à partir du 31 mars 1993, elle a une portée rétroactive comme le constate à bon droit le juge a quo.

B.4.2. La rétroactivité de dispositions législatives, qui est de nature à créer une insécurité juridique, ne peut se justifier que par des circonstances particulières, notamment lorsqu'elle est nécessaire pour réaliser un objectif d'intérêt général.

B.4.3. Pour justifier la portée rétroactive de la disposition en cause, le législateur a déclaré (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 762-1, pp. 3 et 4) : « La nouvelle disposition [...] s'appliquera aux actes conclus à partir du 31 mars 1993. Le Gouvernement estime nécessaire de maintenir cette date pour éviter que des actes posés depuis que la mesure est à l'examen - ce dont la presse spécialisée s'est fait l'écho à plusieurs reprises - ne tombent en dehors de son champ d'application. Par ailleurs, il convient de remarquer que ces actes se traduiront en effets fiscaux normalement à partir de l'exercice d'imposition 1994 (revenus de 1993) et que cette entrée en vigueur revient à mettre sur pied d'égalité tous les contribuables.

L'article 345, C.I.R. 1992 relatif aux accords préalables est rendu applicable à la nouvelle disposition.

Cette extension de la procédure dite de ruling entrera en vigueur avant la fin 1993, à une date fixée par arrêté royal, lorsque les dispositions administratives nécessaires pour assurer un fonctionnement rapide du ' ruling ' auront été prises ».

B.4.4. L'intérêt général peut commander qu'une mesure fiscale que le législateur considère comme nécessaire ait effet immédiat et que soit limitée la possibilité pour les contribuables de réduire par anticipation les effets recherchés de cette mesure. Cette mesure ne peut toutefois pas conduire à ce qu'une différence de traitement soit instaurée, sans justification objective et raisonnable, entre diverses catégories de contribuables.

B.5.1. En matière de précompte mobilier, la dette d'impôt naît définitivement à la date de l'attribution ou de la mise en paiement des sommes sur lesquelles le précompte mobilier est dû et sur la base de la loi fiscale applicable à ce moment.

B.5.2. En raison de sa rétroactivité, l'article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992 peut conduire à ce que le précompte mobilier libératoire soit dû sur des actes juridiques qui, dans le respect de toutes les prescriptions légales, ont été définitivement accomplis avant la publication de la disposition en cause et donc à un moment auquel le contribuable n'était pas redevable du précompte mobilier sur ces actes et ne pouvait ni ne devait tenir compte de la possibilité d'une requalification.

Ainsi qu'il ressort de l'affaire dont est saisi le juge a quo, la disposition en cause peut même avoir pour effet que le précompte mobilier libératoire eût dû être payé avant même la publication de la loi qui pouvait rendre cette imposition payable et que des intérêts de retard sont par conséquent dus.

B.5.3. La disposition en cause porte ainsi atteinte à la confiance légitime du contribuable, qui pouvait escompter qu'aucun précompte mobilier ne serait dû s'il se conformait à la législation en vigueur et qui a adapté son comportement à celle-ci.

B.6.1. C'est en vain que l'on chercherait une justification à la portée rétroactive de la disposition en cause dans la possibilité prévue par la loi de conclure un accord avec l'administration fiscale.

B.6.2. Pour les actes accomplis entre le 31 mars 1993 et le jour fixé par l'arrêté visé à l'article 23, § 4, de la loi du 22 juillet 1993, le contribuable n'a pu demander un accord préalable concernant la question de savoir si la qualification juridique qu'il avait donnée à une opération envisagée répondait à des besoins légitimes de caractère financier ou économique. Dès lors, durant cette période, la sécurité juridique que le législateur lui-même avait considérée comme un corollaire nécessaire de la disposition « anti-abus de droit » contenue dans l'article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992 ne pouvait être garantie.

B.6.3. La possibilité, que le pouvoir exécutif devait prévoir en vertu de la loi, de demander un accord a posteriori pour les actes accomplis entre le 31 mars 1993 et le jour de l'entrée en vigueur de l'arrêté visé à l'article 23, § 4, de la loi du 22 juillet 1993 ne saurait faire disparaître cette objection.

B.6.4. L'accord préalable vise à procurer au contribuable une sécurité quant à la manière dont la loi sera appliquée en ce qui concerne une situation ou une opération qui n'a pas encore d'effet sur le plan fiscal. L'accord n'oblige pas le demandeur à réaliser l'opération envisagée mais lui permet précisément d'y renoncer, le cas échéant, s'il apparaît qu'elle est fiscalement défavorable.

B.6.5. Lorsque le contribuable ne peut obtenir qu'un accord a posteriori pour des actes juridiques accomplis avant l'application de la loi, il n'a pas cette liberté de choix puisque ces actes sont déjà définitivement réalisés. Le contribuable ne peut pas non plus annuler une opération déjà réalisée, en vue d'éviter les effets fiscaux négatifs de la requalification. L'objectif de base du système des accords préalables est dès lors méconnu et il est porté atteinte au droit des contribuables de choisir, dans le respect de toutes les prescriptions légales, la voie la moins imposée.

B.7.1. Il découle de ce qui précède que les articles 10 et 11 de la Constitution sont violés en ce que la rétroactivité que l'article 23, § 4, de la loi du 22 juillet 1993 confère à l'article 16 de la même loi a non seulement pour effet de pouvoir soumettre des contribuables au précompte mobilier libératoire pour des opérations effectuées avant la publication de la loi litigieuse, mais aussi de permettre la requalification d'actes juridiques qui sont nés avant la date à fixer par le Roi, à partir de laquelle un accord préalable pouvait être demandé.

B.7.2. Le contribuable pouvait certes savoir, dès la publication de la disposition en cause, qu'un acte juridique accompli par lui pouvait être requalifié sur la base de l'article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992, mais la sécurité juridique nécessaire ne lui a été garantie qu'à partir du moment où il a pu demander à l'administration fiscale un accord préalable concernant les conséquences fiscales de cet acte.

B.7.3. Pour les motifs exposés plus haut, la disposition en cause instaure également une discrimination entre les contribuables qui ont effectué une opération entre le 31 mars 1993 et la date fixée par l'arrêté visé à l'article 23, § 4, de la loi du 22 juillet 1993 et les contribuables qui ont effectué une opération après cette date, étant donné que la première catégorie est privée de la sécurité juridique qu'entend apporter la procédure de l'accord préalable, procédure que le législateur lui-même a considérée comme un corollaire nécessaire de la possibilité de requalification.

B.8. Les questions préjudicielles appellent une réponse affirmative.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 23, § 4, de la loi du 22 juillet 1993 portant des dispositions fiscales et financières viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il a pour conséquence que l'article 16 de la même loi s'applique aux actes conclus avant la date à laquelle l'application de l'article 345 du Code des impôts sur les revenus 1992, qui y est liée, est entrée en vigueur.

Ainsi prononcé en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, à l'audience publique du 17 mai 2006.

Le greffier, P.-Y. Dutilleux.

Le président, A. Arts.

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