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Arrêt
publié le 10 février 2016

Extrait de l'arrêt n° 169/2015 du 26 novembre 2015 Numéro du rôle : 6099 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 5 et à l'annexe 1 de la loi ordinaire du 16 juillet 1993 visant à achever la structure fédérale de l'Etat, posé La Cour constitutionnelle, composée des présidents J. Spreutels et A. Alen, et des juges E. De G(...)

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COUR CONSTITUTIONNELLE


Extrait de l'arrêt n° 169/2015 du 26 novembre 2015 Numéro du rôle : 6099 En cause : la question préjudicielle relative à l'article 5 et à l'annexe 1 de la loi ordinaire du 16 juillet 1993 visant à achever la structure fédérale de l'Etat, posée par le Conseil d'Etat.

La Cour constitutionnelle, composée des présidents J. Spreutels et A. Alen, et des juges E. De Groot, L. Lavrysen, J.-P. Snappe, J.-P. Moerman, E. Derycke, T. Merckx-Van Goey, P. Nihoul et T. Giet, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président J. Spreutels, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant : I. Objet de la question préjudicielle et procédure Par arrêt n° 229.252 du 20 novembre 2014 en cause de Cécile Thibaut et autres contre la Région wallonne, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 27 novembre 2014, le Conseil d'Etat a posé la question préjudicielle suivante : « La loi ordinaire du 16 juillet 1993 visant à achever la structure fédérale de l'Etat, en son article 5 et son annexe I, viole-t-elle les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 3 du Premier protocole additionnel à cette Convention, en ce que : - elle établit une différence de traitement entre les électeurs des circonscriptions électorales qui disposent de moins de 4 ou 5 sièges, d'une part, et les électeurs des autres circonscriptions électorales, d'autre part, en sorte que les seuils électoraux naturels sont beaucoup plus élevés dans les circonscriptions qui disposent de moins de 4 ou 5 sièges par rapport aux autres circonscriptions ? - elle établit une différence de traitement entre les candidats des circonscriptions électorales qui disposent de moins de 4 ou 5 sièges, d'une part, et les candidats des autres circonscriptions électorales, d'autre part, en sorte que les seuils électoraux naturels sont beaucoup plus élevés dans les circonscriptions qui disposent de moins de 4 ou 5 sièges par rapport aux autres circonscriptions ? ». (...) III. En droit (...) B.1. La question préjudicielle porte sur l'article 5 et l'annexe 1 de la loi ordinaire du 16 juillet 1993 visant à achever la structure fédérale de l'Etat.

L'article 5 de la loi précitée dispose : « Les élections pour le Parlement wallon et le Parlement flamand se font par circonscription électorale comprenant chacune un ou plusieurs arrondissements administratifs, lesquels sont subdivisés en cantons électoraux conformément au tableau figurant à l'annexe 1 de la présente loi.

La composition et le chef-lieu des cantons électoraux sont ceux définis au tableau de répartition visé à l'article 87 du Code électoral.

Les électeurs pour le Parlement sont répartis par cantons électoraux en sections de vote conformément aux articles 90 et 91, alinéas 1er à 3, du Code électoral ».

L'annexe 1 de la loi précitée contient le tableau fixant, par province, les circonscriptions électorales et leur composition. Selon ce tableau, il y a une circonscription dans la province du Brabant wallon, cinq circonscriptions dans la province de Hainaut, trois circonscriptions dans la province de Liège, deux circonscriptions dans la province de Luxembourg et deux circonscriptions dans la province de Namur.

B.2. La Cour est invitée à examiner la compatibilité de ces dispositions avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 3 du Premier Protocole additionnel à cette Convention, en ce qu'elles établissent une différence de traitement entre, d'une part, les électeurs et les candidats des circonscriptions électorales qui disposent de moins de 4 ou 5 sièges à pourvoir et, d'autre part, ceux des circonscriptions électorales qui disposent de 4 sièges ou plus à pourvoir. La différence de traitement relevée par la juridiction a quo résulterait du fait que le seuil électoral naturel, soit le nombre de voix nécessaire pour obtenir un siège, serait beaucoup plus élevé dans les premières circonscriptions que dans les secondes.

B.3.1. Le principe d'égalité et de non-discrimination n'exclut pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée.

L'existence d'une telle justification doit s'apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d'égalité et de non-discrimination est violé lorsqu'il est établi qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

B.3.2. L'article 3 du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme dispose : « Les Hautes parties contractantes s'engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif ».

L'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme n'ajoute rien au principe d'égalité et de non-discrimination garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution.

B.4. Les droits d'élire et d'être élu, qui découlent notamment de l'article 3 précité, doivent, en vertu de l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme et des articles 10 et 11 de la Constitution, être garantis sans discrimination. S'il s'agit de droits fondamentaux pour la démocratie et l'Etat de droit, ils ne sont cependant pas absolus et peuvent faire l'objet de restrictions à la condition que ces restrictions poursuivent un but légitime et soient proportionnées à ce but.

B.5. Il appartient en principe au législateur décrétal, en vertu de l'article 26, § 1er, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, de déterminer les circonscriptions électorales en vue de l'élection des membres du Parlement régional. Toutefois, aussi longtemps qu'il n'a pas légiféré en la matière, les dispositions en cause, adoptées par le législateur fédéral en application de l'article 63, § 1er, alinéa 1er, de la loi spéciale du 16 juillet 1993 visant à achever la structure fédérale de l'Etat, demeurent applicables.

B.6.1. Selon l'article 26, § 3, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, s'il y a plusieurs circonscriptions électorales, chaque circonscription compte autant de sièges que le chiffre de sa population contient de fois le diviseur régional, obtenu en divisant le chiffre de la population de la région par le nombre de membres à élire directement. Les sièges restants sont attribués aux circonscriptions électorales ayant le plus grand excédent de population non encore représenté.

Il s'ensuit que le nombre de sièges à répartir dans une circonscription électorale dépend du chiffre de la population de cette circonscription.

B.6.2. La répartition des sièges et la désignation des élus au Parlement wallon sont réglées aux articles 29 et suivants de la loi spéciale du 8 août 1980 précitée.

Ces dispositions établissent une distinction selon qu'il est fait ou non usage du droit accordé aux candidats par l'article 28quater de la même loi spéciale de se grouper avec les candidats de listes qui sont présentées dans d'autres circonscriptions électorales de la même province.

Lorsqu'il n'a pas été fait usage de ce droit, les sièges revenant à chaque circonscription sont exclusivement répartis au niveau de la circonscription conformément aux règles établies par les articles 29ter et 29quater de la loi spéciale du 8 août 1980.

Dans les circonscriptions où il a été fait usage du droit de se grouper, les sièges sont d'abord répartis au niveau de la circonscription, conformément aux règles établies par l'article 29quinquies de la loi spéciale du 8 août 1980. Les sièges qui ne sont pas encore attribués lors de cette première opération sont répartis, via le système de l'« apparentement », au niveau de la province, conformément à l'article 29sexies de la loi spéciale du 8 août 1980.

Sont seuls admis à cette répartition complémentaire, les listes ou groupes de listes qui ont obtenu dans une circonscription au moins un nombre de voix égal ou supérieur à 66 % du diviseur électoral fixé en vertu de l'article 29quinquies, alinéa 1er. Ce diviseur est le résultat de la division du total général des suffrages valables par le nombre de sièges à attribuer dans la circonscription.

B.7.1. A la différence de ce qui est prévu pour les élections pour la Chambre des représentants (article 62, alinéa 2, de la Constitution), la Constitution ne précise pas, pour les élections des Parlements régionaux, qu'elles se déroulent selon le système de la représentation proportionnelle.

Le choix de ce système, qui implique que les mandats soient répartis entre les listes de candidats et les candidats proportionnellement au nombre de votes recueillis, est cependant affirmé à l'article 29, § 1er, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles et il découle des dispositions qui suivent cet article.

B.7.2. Même si les élections ont lieu suivant un système de représentation strictement proportionnelle, on ne saurait éviter le phénomène des « voix perdues ». Il s'ensuit que chaque suffrage n'a pas un poids égal quant aux résultats des élections et que tout candidat n'a pas des chances égales d'être élu.

En outre, aucune disposition de droit international ou de droit interne n'interdit au législateur qui a opté pour un système de représentation proportionnelle de prévoir des limitations raisonnables afin de garantir le bon fonctionnement des institutions démocratiques.

B.7.3. La Cour européenne des droits de l'homme considère que les Etats jouissent « d'une ample marge d'appréciation quand il s'agit de déterminer le mode de scrutin au travers duquel la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif est assurée » et que l'article 3 du Premier Protocole additionnel à la Convention « n'engendre aucune ' obligation d'introduire un système déterminé ' tel que la proportionnelle ou le vote majoritaire à un ou à deux tours » (CEDH, 8 juillet 2008, Yumak et Sadak c. Turquie, § 110).

S'agissant du niveau fixé par les seuils électoraux, la Cour européenne relève que la Commission des droits de l'homme a admis que « même ' un système fixant un seuil relativement élevé ' [relevait] de l'ample marge d'appréciation accordée aux Etats en la matière » (ibid., § 113).

B.8. En ce qui concerne le choix des règles déterminant quel est le poids des votes exprimés dans le résultat des élections, la Cour ne dispose pas de la liberté d'appréciation du législateur.

L'examen par la Cour de la compatibilité avec le principe d'égalité et de non-discrimination des dispositions en cause doit dès lors se limiter à vérifier si le législateur n'a pas pris une mesure qui ne peut être raisonnablement justifiée.

B.9.1. Lorsqu'il opte pour un système électoral basé sur de petites circonscriptions électorales, le législateur doit prendre en considération que le chiffre de la population d'une circonscription électorale détermine le seuil électoral naturel qui doit être atteint afin d'obtenir un siège.

Le seuil électoral naturel est intrinsèquement lié au nombre de sièges à pourvoir dans une circonscription électorale, ce qui dépend, comme il est dit en B.6.1, du chiffre de la population de cette circonscription électorale. La hauteur du seuil naturel est inversement proportionnelle au nombre de sièges à pourvoir et donc aussi au chiffre de la population de la circonscription électorale.

B.9.2. Il apparaît de l'arrêté du Gouvernement wallon du 28 février 2013 portant répartition des membres du Parlement wallon entre les circonscriptions électorales, qui fait l'objet du recours pendant devant la juridiction a quo, que l'annexe 1 à la loi ordinaire du 16 juillet 1993 implique des différences considérables quant au nombre de sièges à pourvoir dans les circonscriptions électorales et les provinces.

Etant donné que la hauteur du seuil naturel est inversement proportionnelle au nombre de sièges à pourvoir, ces différences donnent également lieu à des différences considérables quant au seuil électoral naturel et quant au seuil d'apparentement, selon la circonscription électorale et la province.

B.10.1. Les développements relatifs à la proposition de loi contenant les dispositions en cause font apparaître que le législateur fédéral a repris, pour les élections des Parlements des entités fédérées, les circonscriptions électorales qui étaient fixées à l'époque par le Code électoral : « Cette disposition [...] prévoit que les élections pour [les conseils communautaires et régionaux] se font par circonscriptions électorales comprenant chacune un ou plusieurs arrondissements administratifs, lesquels sont subdivisés en cantons électoraux, conformément au tableau annexé à la proposition.

La composition et le chef-lieu de ces cantons sont ceux définis au tableau de répartition annexé à l'article 87 du Code électoral, tel qu'il est modifié par l'article 47 de la présente proposition » (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 897/1, p. 15).

B.10.2. La répartition en circonscriptions électorales en cause trouve son origine dans la loi du 29 décembre 1899 relative à l'application de la représentation proportionnelle aux élections législatives. Il peut être déduit des travaux préparatoires de cette loi que le législateur a pris en considération, d'une part, les intérêts locaux et, d'autre part, le caractère historique de la délimitation des circonscriptions : « Un membre n'est pas partisan des circonscriptions provinciales, qui rencontreraient une vive opposition; il faut conserver une certaine représentation des intérêts locaux. [...] Quant aux circonscriptions, le collège unique serait inconstitutionnel. Le collège provincial est admissible, mais il y a en faveur des circonscriptions actuelles un souvenir historique qui a sa valeur » (Rapport fait à la Chambre des représentants au nom de la section centrale par M. De Jaer, Pasin., 1899, n° 509, p. 403).

B.10.3. Le Gouvernement wallon fait valoir que le maintien de circonscriptions électorales de taille inférieure à celle des provinces poursuit l'objectif de favoriser le contact entre les électeurs et les candidats et qu'il est justifié par le fait que les partis, les candidats et les électeurs ont appris à s'organiser et à se connaître sur la base de ce découpage territorial en circonscriptions, inchangé depuis plusieurs décennies.

B.11.1. Bien que le législateur puisse choisir, pour les motifs mentionnés en B.10.2 et en B.10.3, d'organiser les élections pour les Parlements régionaux sur la base de circonscriptions électorales, il doit prendre en considération les différences quant au seuil électoral naturel qui découlent de ce choix.

L'objectif consistant à favoriser la proximité des électeurs et des candidats et la volonté de maintenir un système auquel les uns et les autres sont habitués ne peuvent justifier les différences quant au seuil électoral naturel qui découlent de la répartition en circonscriptions électorales que si ces différences demeurent dans des limites raisonnables.

B.11.2. Les parties requérantes font valoir que les dispositions en cause donnent lieu à des disparités considérables quant à la hauteur des seuils électoraux naturels à atteindre pour chaque circonscription, qui varieraient de 7,69 % à 50 %. Il est exact, comme le fait valoir le Conseil des ministres, que ces pourcentages, qui expriment le rapport entre le nombre de votes exprimés et le nombre de sièges à pourvoir dans chaque circonscription et non le rapport entre le nombre de votes exprimés et le nombre de voix devant être obtenu pour gagner un siège, devraient être nuancés. En effet, l'application du système de calcul de la répartition des sièges entre les listes, dit « système D'Hondt », ne permet pas de déterminer, a priori et indépendamment du résultat concret des élections, le nombre de voix devant être obtenu par une liste pour l'obtention d'un siège. Il n'en demeure pas moins que des écarts importants entre les seuils électoraux naturels à atteindre ne peuvent manquer d'apparaître lorsque le nombre de sièges à pourvoir par circonscription varie de 2 à 13.

B.12.1. Bien que chaque répartition en circonscriptions électorales mène à des différences quant au seuil électoral naturel, les différences découlant des dispositions en cause ne peuvent être considérées comme restant dans des limites raisonnables.

B.12.2. Ainsi que la Cour l'a jugé par son arrêt n° 149/2007 du 5 décembre 2007, s'il peut être admis qu'une circonscription électorale où quatre mandats sont à répartir est compatible avec le système de la représentation proportionnelle, tel n'est pas le cas pour les circonscriptions où seuls deux ou trois mandats sont à répartir et où le seuil électoral est, pour cette raison, déraisonnablement élevé.

B.12.3. Enfin, s'il est certes exact que la possibilité de faire usage du droit de se grouper et de mettre en oeuvre le mécanisme de l'apparentement a pour effet, en pratique, de diminuer le seuil électoral naturel, cette possibilité ne saurait suffire à corriger la discrimination constatée dès lors, d'une part, que la mise en oeuvre de ce mécanisme ne peut avoir lieu que pour les listes qui font une déclaration préalable de groupement et, d'autre part, que l'apparentement n'est ouvert qu'aux listes qui ont obtenu dans une circonscription au moins un nombre de voix égal ou supérieur à 66 % du diviseur électoral, celui-ci étant directement fonction du nombre de sièges à répartir dans la circonscription.

B.13. La question préjudicielle appelle une réponse positive.

B.14. La Région wallonne demande à la Cour, à titre subsidiaire, de maintenir les effets des dispositions déclarées inconstitutionnelles.

Le maintien des effets doit être considéré comme une exception à la nature déclaratoire de l'arrêt rendu au contentieux préjudiciel et n'est ordonné que lorsque la Cour juge que le constat d'inconstitutionnalité implique pour l'ordre juridique une perturbation disproportionnée. En l'espèce, l'éventuelle perturbation serait la conséquence de l'annulation de l'acte attaqué devant le Conseil d'Etat. Il appartiendra à celui-ci de juger si, le cas échéant, l'annulation de l'acte attaqué devant lui entraîne une telle perturbation et si ses effets doivent être maintenus.

Par ces motifs, la Cour dit pour droit : L'article 5 et l'annexe 1 de la loi ordinaire du 16 juillet 1993 visant à achever la structure fédérale de l'Etat violent les articles 10 et 11 de la Constitution.

Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 26 novembre 2015.

Le greffier, P.-Y. Dutilleux Le président, J. Spreutels

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